Tageblatt, février 2005, par Marie-Stéphane Devaud
Enfin de vraies nouveautés
En cherchant bien, on trouve : Thomas Jonigk et Hélène Frappat, avec leurs œuvres insolites et parfaitement maîtrisées, tranchent sur ce que la littérature est devenue aujourd’hui.
Il faut bien en convenir, dans notre société du spectacle généralisé, la télé-réalité, avec son lot d’émissions-déballages sur la vie privée, a initié une mode où, désormais, tout un chacun peut livrer en pâture les secrets qui pèsent sur son existence, sachant que les coulisses de l’humaine condition sont bien souvent riches de dérives. La littérature n’a pas résisté à cette montée en puissance de la surexposition de soi, et l’on a pu noter depuis les dernières années du XXe siècle une moisson de publications torsadées d’aveux toujours plus consistante, que le gotha de la critique s’est accordé à traiter, lorsqu’elles échappaient à la catégorie déjà identifiée du roman autobiographique nominal, d’« autofictions ». L’embêtant, toutefois, dans cette recomposition aventureuse des sphères du privé et du public où l’intimité se trouve métamorphosée en « extimité », c’est qu’il ne suffit point de revendiquer le besoin de se dire pour faire commerce du dévoilement de soi. Sans sa virtuosité de plume, en effet, La Vie sexuelle de Catherine M. aurait-il, par exemple, rencontré un tel succès ? Assurément non. En choisissant de donner à lire le tableau détonnant de sa vie, la directrice d’Art press, Catherine Millet, qui n’a pas manqué de déranger les partisans du roman puritain au canevas éculé, s’est révélée un excellent écrivain.
Si la forme personnelle a donc désormais atteint toute sa légitimité ainsi qu’une assise institutionnelle sans précédent, il n’en reste pas moins qu’elle demeure une pratique littéraire, qui, précisément, à l’encontre de ce que l’on pourrait penser, n’est pas à la portée de tous. Construire un livre autour de soi, pour qu’il ne se cantonne pas à « une merde de témoignage », belle formule avec laquelle s’est débattu le « sujet Angot » pour son Inceste, donc, construire un livre autour de soi sans qu’il ne tombe dans tous les clichés sentimentaux, dans la caricature du mauvais roman familial – désespérément inépuisable –, voilà peut-être l’un des exercices d’écriture les plus difficiles qui soit. C’est qu’il faut donner forme, voix à sa blessure, trouver le moule d’une composition susceptible de consacrer l’unicité de son histoire, sachant que, désormais, les étalages des librairies regorgent de ces « autofabulations » dont la lecture ne laisse, au final, malgré l’indéniable pointe de voyeurisme qui nous est constitutive, qu’une lassitude pour l’exaltation narcissique dégagée par ce règne de l’intériorité.
Aussi est-il juste de toujours saluer ces petites maisons d’édition qui ne flirtent pas avec le tourniquet commercial et poursuivent, loin des tapages médiatiques insipides s’annonçant avec la même régularité que l’arrivée de la grippe, un authentique travail de découverte d’auteurs. Chez Verdier, on peut ainsi lire Jupiter, le premier roman décapant de Thomas Jonigk, un jeune auteur allemand très en vue pour son œuvre théâtrale, et librettiste d’opéra de surcroît. Est-ce de ces activités créatives entremêlées que son livre tire cette langue au fil du rasoir, dont on sent la respiration palpiter, s’étouffer dans des phrases lapidaires pour ensuite chercher leur élan, leur issue dans le rectangle de la page ? « Trop d’air n’est pas bon pour mes voies respiratoires. »
En douze chapitres, Jupiter, titre sans ambiguïté pour les amateurs de mythologie – c’est le dieu des dieux qui a tué son père, Chronos ! –, nous immerge dans le météore de l’espace mental de son narrateur, Martin : un espace construit, détruit, par le cocon parental qui a contribué, comme il se doit, à la norme socio-économique de la politique familiale allemande (ou autre, d’ailleurs). Les descriptions sont d’autant plus percutantes qu’elles sont succinctes et comme aseptisées. Par exemple : « Une mère est une femme, qui, de ventre sait ce qui est bon pour propre son enfant. » Et puis, pour le père, le foyer de cette mise à nu qui se transmue, dans des phrases en rafales, en mise à prix, aussi disloqué qu’aient pu vous rendre les abus destructeurs, à ce point extrême où Martin, violé par son géniteur dans ses jeunes années, devenu homosexuel, se reproche de ne pas être une victime consentante. Ici, donc, point de « merveilleux malheur » ouvert par la résilience, mais le constat, rendu à la perfection par la structure éclatée du livre, d’une identité fracassée. Retenons ces propos glacés : « Peut-être un jour je voudrais avoir envie de quelque chose » et « la sécurité ne me semblait accessible qu’au moyen de l’invisibilité, que visiblement je n’obtiendrais jamais. » On sort de cette lecture paralysé par l’effroi d’un tel vertige. […]