Bleu de peinture, par Jean-Paul Manganaro
J’ai connu Francesco Biamonti à Lyon, un salon du livre, il y a longtemps, Philippe Renard était encore vivant, Bernard Simeone était encore là, il y avait Gérard Bobillier, j’aurais dû traduire L’Ange d’Avrigue, puis ça ne s’est pas fait, comme il y a souvent des choses qui ne se font pas d’elles-mêmes, nous avons parlé un peu, très peu, nous nous sommes regardé longtemps, par sympathie, deux timides, il avait des yeux bleus, lui seul avait des yeux bleus. Le livre, L’Ange d’Avrigue, m’avait beaucoup plu, j’aurais aimé traduire tout ce vent, ce vent qui frappait les rochers, mais surtout le paysage, quelque chose de plus en plus large, où l’on avançait et passait comme si c’était naturel, et les personnages qui passaient dedans, presque muets, des dialogues faits de silence, c’est la nature qui parlait surtout pour eux, surtout ce vent qui prenait tout en charge, qui disparaissait en emportant. Puis d’autres romans, toujours quelque chose de secret qui pointait, qui n’était ni intime ni tourment, des murmures, murmurer des non-dits ou des choses que l’on sait, et l’orage aussi devenait un murmure, des pluies fines, presque ensoleillées ou, plutôt, qui filtraient le soleil, comme dans des tableaux de l’époque, des tableaux de Riviera, et le vent, encore, qui semait les mots dans des reflets de branches et de feuilles, les éparpillait, ils ne servaient pas à se connaître, on ne se connaît que depuis un temps reculé d’où on apparaît, on surgit, d’un temps qui n’est pas celui du récit, ils servaient à sentir des changements, comme le changement des jours, jusqu’où les changements avaient laissé pousser quelque chose de nouveau, ils servaient à savoir si on reconnaissait encore ceux que l’on avait connus. Il essayait de parler une langue qui aurait été celle de la nature – c’est bête de dire ça comme ça, ça semble bête –, il cherchait dans la nature ce qu’elle pouvait encore faire faire et faire dire, entre le rêve et la douleur, il continuait un travail que Baudelaire avait entrepris, qu’il avait fini un temps, et lui, le reprenait, il y repensait, c’était bien ça qu’il y avait dans ses yeux, entre rêve et douleur. Et la nature, c’est aussi ce qui imprègne l’humanité, les personnages avaient cette pâte de peinture que fait le dessin chez Cézanne, qui se fragmente et s’élargit et se recompose au même endroit replacé pourtant plus loin, oubliant le dessin et poursuivant les tons qui se chargent du dessin, et ces gens parlaient comme si ce qu’ils pensaient et disaient était un dessin assez clair, puis l’écriture poursuivait, en dehors des dialogues, une tonalité imprégnée de nature, c’est là qu’ils s’agrandissaient et s’estompaient, dans des tonalités. L’écriture semblait être passée par la peinture, un temps lointain, perdu, que l’on retrouve, être passée par la tonalité des couleurs, celle-ci était dans les phrases, comme dans les tableaux : et il y avait alors un héroïsme, un dernier héroïsme où les choses et les mots recommençaient, dans les personnages et dans les natures de Biamonti, des regards et des gestes et des mots dits, non par des dialogues, mais par des murmurations antiques, de végétaux silencieux, de fleurs qui semblent fragiles, d’odeurs de terre humide, lymphale. Ensuite on s’est revu souvent, régulièrement, quelques jours tous les ans, avant les pluies, nous parlions peu, deux timides : il se promenait le long des murets de pierre, une casquette, la cigarette à la bouche, il longeait les fleurs, dans ses yeux d’un bleu de peinture, l’anatomie d’une marine.
Texte paru dans « Portulan ». Gênes, carte politique et poétique, Presses universitaires du Septentrion, 2004.