Le Monde, 11 février 2005, par Patrick Kéchichian
Dans l’immensité du souvenir
Ce roman posthume et inachevé de Francesco Biamonti démontre à nouveau son art de la retenue et de l’extrême économie, en même temps que sa conscience aiguë de la nature.
Francesco Biamonti est mort en octobre 2001, à l’âge de 73 ans. Vingt-neuf feuillets d’un roman auquel il travaillait ont été publiés en Italie en 2003. Sous un titre qui était peut-être provisoire, cette ébauche est traduite aujourd’hui, accompagnée de deux entretiens, dont la retranscription de celui que l’écrivain ligure eut avec son premier traducteur (décédé lui aussi), Bernard Simeone, à la Villa Gillet à Lyon, en novembre 1995.
Biamonti était ce qu’il est convenu d’appeler un auteur rare, qui publia, avec une immédiate reconnaissance, son premier roman à 53 ans, en 1981. À cet âge, on ne cherche pas sa voie, on l’a déjà trouvée. Ou bien il vaut mieux retourner aux mimosas. Et justement l’écrivain en cultivait sur les premiers contreforts des Alpes, au-dessus de Bordighera. Les deux premiers romans de Biamonti, L’Ange d’Avrigue et Vent largue, furent traduits en 1990 et 1993 chez Verdier. Deux autres, Attente sur la mer et Les Paroles de la nuit, le furent au Seuil, en 1996 et 1999.
Lecteur des philosophes et des poètes, notamment français, du Camus des Noces et de Paul Valéry, c’était un homme que l’un de ses traducteurs, François Maspero, décrivait comme ayant « la démarche, l’expression, les yeux d’un paysan fait pour être marin ». « Un regard, une voix qui s’attardent méticuleusement, mais qui semblent venus de très loin et aller très loin : une grande douceur, mais aussi une inquiétude obstinée à percer la surface des choses et la ligne d’horizon du quotidien. »
Cette double nature, paysanne et maritime, ce paysage à la fois de mer et de montagne, sont plus que les thèmes du Silence, ils en sont le cœur. Un cœur doux, inquiet et obstiné. Un homme, Edoardo, croise une femme, Lisa. Leur amour n’est pas celui de deux jeunes gens qui se découvrent, qui ont un avenir ou rêvent de le construire. Chacun appartient à une histoire et à une géographie différentes, sans doute inconciliables. Lui : « J’ai navigué quarante ans, pour mon malheur. — Pourquoi pour votre malheur ? — On ne fait que différer… et on reste toujours avec une faim de terre. On vieillit mal. » Elle : « Il n’y a plus besoin de mots, disait-elle. — De quoi y a-t-il besoin ? De mettre quelque chose de séduisant, de fort, sur les blessures, de manière à les rendre indolores et invisibles. » Entre son amie malade et suicidaire, Hélène, et le souvenir d’un mari tué à l’époque du terrorisme (« Quelque chose a engendré des meurtres et des suicides, un sentiment de n’appartenir à rien, comme si leur Dieu les avait trahis. »), Lisa tente de rejoindre un espace vivant, même s’il est âpre, violent, transgressif. Attaché à son périmètre de terre en surplomb de la mer, Edoardo, lui, ploie sous « l’immensité du souvenir ». « Le passé a des lames de fond qui ne s’arrêtent pas, dit-il, ajoutant qu’il l’avait constaté personnellement. De temps en temps je me retrouve où j’ai été. J’ai une sacrée envie d’oublier. »
Le caractère de fragment et d’ébauche du livre – que serait devenu le récit ? En quelles directions l’auteur l’aurait-il mené ? – accentue sa singularité. La puissance de Biamonti réside dans une faculté remarquable d’extrême économie. La narration est suspendue à quelques mots, phrases ou dialogues – comme sur le terrorisme, ou à propos de l’érotisme de Lisa. Tout souci décoratif est évidemment banni. Et cependant, chaque élément du récit est comme lesté d’un arrière-fond qui n’apparaît pas directement. La technique est tellement au point et si parfaite qu’on doute que Biamonti ait eu l’intention de rendre les choses plus explicites dans la suite du roman. Cette nudité d’ « os de seiche », comme dirait l’un des maîtres de l’écrivain, le poète Eugenio Montale, fait ressortir et correspondre admirablement les deux paysages, mental et physique, de l’œuvre. Biamonti est un contemplatif qui a besoin de toucher, d’éprouver l’objet de la contemplation, de se rendre proche le lointain. La mélancolie, comme il l’expliquait à Simeone, donne à sa prose « une intonation à mi-chemin du doux et du funèbre ».