Libération, 4 novembre 2004, par Mathieu Lindon
L’attraction de Jupiter
Jupiter est le premier roman spécial d’un auteur de théâtre allemand né en 1966. En quoi est-il spécial ? Peut-être par son aspect épouvantable, en particulier sexuellement parlant, le narrateur étant manifestement un jeune homosexuel masochiste qui rencontre ses maîtres. Mais on sent bien que le sexe reste secondaire au sein même des relations physiques et que le caractère affreux du texte est contrebalancé par son comique. Le masochisme est créateur d’ironie. Le narrateur lui-même se divise schizophréniquement en deux, celui qui dit je comme tout narrateur qui se respecte mais ne se respecte pas, et Martin qui a tout du narrateur sauf sa capacité à prendre son discours en charge. Le narrateur se sent « exploité et sale » quand Martin et un amant font l’amour sans qu’il jouisse. Il tâche d’être le comble de la correction au sens où on dit « politiquement correct ». Il est donc le comble de la soumission, comme s’il se démenait pour être « vitalement correct » et que cet espoir de normalité débouchait évidemment sur une exception aberrante. La façon dont Jupiter décrit la folie par un déséquilibre général du texte fait un peu penser à celui qu’a établi Thomas Bernhard dans Perturbation, son deuxième roman.
« L’établissement s’était déjà vidé avant mon arrivée, à l’exception de deux ou trois clients. Ce ne pouvait donc pas être de ma faute, pourtant l’impression me gagna que Pedro, le patron, me regardait d’un air accusateur. Pedro est un travailleur étranger. Il vit parmi nous, et je n’ai rien de péjoratif à dire sur lui. » Ce sont les premiers mots du livre et ce seront les derniers. On voit que le narrateur est sur la défensive, il ne veut rien faire ni avoir fait de mal. Il a la chance d’être dans un monde où il sait ce qu’il faut dire de tout. La politique et la publicité lui ont investi pareillement le cerveau. Il ne peut pas parler d’un jus d’orange sans en préciser immédiatement le prix et les avantages diététiques, et sa mère elle-même est révoltée contre les programmes de télévision. « L’industrie de divertissement occidentale contribue de façon fatale, dit-elle, à la mise sous tutelle des masses dépouillées de leurs droits. […] Mère trouve qu’il est temps de se dresser contre l’injustice sociale dans le monde. » Le narrateur relaie tous ses discours, cherchant seulement à s’y fondre, à ne pas faire de vagues. Tout lui est savoir. S’il est question de sexualité, il peut disserter sur le nombre de spermatozoïdes « catapultés par le conduit séminal et l’urètre » lors de l’éjaculation et préciser ce qu’il en est des « vagues péristaltiques » et de la « musculature extraordinairement puissante » du conduit séminal. « Je suis contre la fin du monde », dit-il aussi en une phrase à la fois poignante et grotesque, le comique satirique de Jupiter n’en désamorçant pas l’aspect le plus violent. D’autant que la dénégation, l’inversion sont des modes d’expression familiers au narrateur.
Cela donne des scènes assez étranges quand il est question de sexe et que le narrateur est inviolable puisque toujours soumis, qu’il évoque son admirable capacité à sucer dans les toilettes jusqu’à satisfaction de « l’autre » en y apportant un simple bémol : « Seule la fragilité de mes genoux pose problème, une faiblesse dont j’avais à souffrir dans ma petite enfance déjà. Peut-être devrais-je toujours avoir avec moi par précaution un coussin utilisable comme support. » Des scènes d’incestes et de viols hantent le livre, mais pas comme on a l’habitude de les lire. « De plus, Jürgen m’avait interdit d’être victime. Tout était affaire de point de vue sur quelque chose, dit-il. Que devienne donc victime celui qui décide de gémir devant son violeur. Mais que devienne amant celui qui décide d’éjaculer sous ce même violeur. / À quoi bon faire des victimes, si ça marche aussi autrement ? dit-il. / Avec des hommes pour amants, qui eut encore avoir envie de violeurs ? dit-il. » La réponse du narrateur est : « Je ne suis pas victime. / Je suis objet. »
Une scène encore plus étonnante est celle où le narrateur petit garçon viole son père dans la baignoire. « Mon lourd pénis bat contre sa colonne vertébrale. Je me demande si je dois l’introduire dans mon père avant que celui-ci se mette à grandir et essaie de devenir un être humain, et ne m’appartienne plus. » Et Martin qui intervient un peu plus tard. « « Que veut dire abus sexuel ? Que veut dire violence sexuelle ? » continue Martin en incitant mon père à ne pas s’énerver. “Il est normal que père et fils aient ensemble des relations sexuelles. C’est la règle et non l’exception. Je ne vais pas me justifier de quelque chose qui est si largement répandu et accepté par tout le monde. Arrête de parler d’abus, ce n’est pas l’exception, c’est normal. Les millions d’auteurs de ces faits ne peuvent pas voir tort !” / Père pleure. / Il n’est qu’à un jet de pierre de moi. » Plus tôt, le narrateur a écrit : « Je ne suis pas coupable, mais je me sens coupable. / En réalité, coupable et non coupable, on ne peut pas distinguer. » Jupiter est un roman d’autant plus drôle que le malaise serait trop fort si on n’en riait pas.