Claude Pérez
Amie la sorcière
C’est à travers les couches successives d’autres lieux recouverts par le temps que Bambérati, ancienne ville coloniale d’Afrique, exerce sur le narrateur sa fascination. Le pays, sous l’autorité dérisoire d’un despote, montre tous les stigmates de l’épuisement tandis qu’autour de l’ambassade vit un petit monde séparé.
La volonté de dépaysement, l’oubli des livres – ce pas de côté, cette vacance – qui devaient jeterÉtienne au cou du réel, ne l’ont en fin de compte mené que vers ce « Romorantin des tropiques » qu’évoque le récit teinté d’une amertume dépourvue de lyrisme, et qui recourt volontiers à l’humour.
Mais c’est plongé dans la pathétique banalité des choses, la transparence blessée d’un visage de femme – Florence que, dans le mitan de sa vie, la sorcière a touchée de son bâton –, ou la foisonnante profondeur d’un paysage que l’écrivain consent, pour vain que ce soit, à s’émerveiller du babil des couleurs et de la moire du monde.
— Rue du Temps-Passé, dit Sylla. Numéro 18. Une toute petite chambre.
C’est le soir, sur la pelouse d’une belle villa coloniale, ou dans les jardins de la Résidence, au son des glaçons tintant dans les verres – ou plutôt, tenez, dans l’après-midi, sur le coup de trois ou quatre heures, assis devant une bière au bord de la piscine du club :
— Pas bien loin des quais, dit encore Sylla. J’ai séjourné deux années.
— Mais je connais, je vois très bien…
Un soupçon de Gascogne descend dans le ciel tropical, se mêle imperceptiblement à l’odeur de vase du fleuve, aux émanations sui generis d’une capitale exotique.
— Pas un beau quartier, insiste Sylla.
Puis changeant brusquement de ton, comme un cycliste change de braquet :
— Un quartier de prostitution !
L’accent sur le o – de proo-stitution – qu’il étire démesurément. Il se met à rire en silence :
— Rien que des nègres et des hétaïres…
En détachant bien hétaïres, comme un insecte bariolé qu’on regarderait gigoter au bout d’une paire de pincettes.
— Des pé-ri-pa-té-ti-ciennes !
Puis très vite le sourire s’efface, il avale un peu de Mocaf (c’est le nom de la bière locale) repose son bock, me considère :
— J’étudiais à la faculté de droit.
J’étudiais, il dit comme cela. Je jette un coup d’œil à son uniforme.
— En droit ? Mais je pensais…
— Qu’est-ce que vous pensiez ?
— J’aurais cru plutôt l’École militaire.
Me regarde encore, secoue la tête.
— Non, non. Le droit. La fac de droit.
Faisant sonner fac afin d’établir l’amplitude de ses compétences linguistiques. Cependant passent près de nous de belles expatriées à pas comptés sur le carrelage. Sylla a terminé sa bière, il s’empare de mon poignet gauche qu’il secoue par-dessus la table :
— On se reverra…
Il s’enlève de son fauteuil, puis faisant mine de se souvenir :
— Votre veste, au fait…
— Ma veste ?
— Vous ne me la vendez toujours pas ? Bon, bon… plus tard. On se reverra.