La Provence, 10 juin 2001, par Jean-Rémi Barland
L’ensorcelant récit de Claude Pérez
Professeur de lettres à l’Université de Provence, et grand spécialiste de la littérature française desXIXe et XXe siècles, Claude Pérez, déjà auteur chez Fata Morgana, d’une Petite suite turque signe aujourd’hui chez Verdier un récit étonnant, écrit avec onirisme, intelligence et une rare richesse formelle.
Intitulé Amie la sorcière, ce texte atypique abordant les rivages de la géographie intérieure, rappelle l’univers fictionnel et linguistique d’auteurs comme Julien Gracq ou Michel Chaillou.
Se présentant comme une fugue romanesque, où les différents pays traversés incarnent les multiples étapes psychologiques de plusieurs personnages aux consciences mises à nue, ce court ouvrage met en scène un certain Étienne, attaché culturel de l’Ambassade de France en Haute-Sangha, État fictif d’une Afrique en pleine déliquescence.
Nous sommes dans les années 70-80, dans une époque riche en débats politiques et esthétiques fondamentaux. Rencontrant au hasard de ses pérégrinations professionnelles la très énigmatique Florence, mariée à Delélis, un austère prof de maths, il traverse son époque avec l’œil du poète plus attiré par l’espace que par le temps perdu. Aussi, quand il la retrouve, quinze ans après, dans les rues d’Ankara, « une ride mince et profonde comme un coup de lame dans la joue gauche », il s’exclame intérieurement « Amie la sorcière vous a touchée de son bâton » et lui dit en souriant « Tu n’as pas changé ».
Tout le récit de la quête de beauté formelle entreprise par Étienne tient dans le creux de cette confession intime. L’usage du monde, la fascination exercée sur lui par la sensualité de ses amantes, par la puissance des contes et des mythes, un certain sens de l’honneur et de la citoyenneté lui serviront, tout au long de ses différents périples, d’habits chamarrés et de passeports existentiels, très utiles dans son combat permanent contre le refus de voir la passion s’éroder sous le poids des ans.
Avec, en contrepoint au visage de la Française romantique, le corps enflammé de Sibylle, femme contemporaine, libre, scandaleuse, désirable et terriblement courageuse. Fluide, la prose souvent ironique se présente comme une réflexion sur la manière de raconter aujourd’hui une histoire de fascination vieille comme le monde. Pour s’imposer, tout en respectant la liberté d’adhérer ou non aux propos tenus par les personnages, la narration originale engage comme dans Jacques le fataliste(un des ouvrages préférés de Claude Pérez) un riche dialogue avec un lecteur fictif : « Vous voyez ? Comment ? Que dites-vous ? Vous n’êtes pas d’accord ? Vous avez sûrement raison ». Autant d’assertions qui nous transforment au fil des pages en acteurs à part entière de ce récit en trompe-l’œil que l’on peut recevoir comme un terrible réquisitoire sur l’état d’une Afrique moderne, laissée à l’abandon par les démocraties occidentales.
Et si le sorcier du texte n’était autre que Claude Pérez lui-même, jongleur de mots et ébouriffant conteur ?