Libération, 28 avril 1994, par Jean-Baptiste Marougiu
Bilenchi l’apprenti
La hantise de Romano Bilenchi (1909-1989) aura été le roman. Non pas qu’il songeait à en écrire, mais parce qu’il était convaincu de n’avoir fait que cela avec ses dizaines de récits. Et les critiques de même. Pourtant il n’en publia qu’un seul, deux peut-être si l’on considère Les Années impossibles – qui vient d’être traduit chez Verdier – comme un roman. L’histoire de ce livre aide d’ailleurs à comprendre cette résonance inépuisable, si caractéristique de l’écrivain toscan, entre la clôture formelle de ses nouvelles et leur nature supplétive de matériau d’un roman en train de se faire – mais dans le secret à l’insu du lecteur et quasiment de l’auteur. Romano Bilenchi publia La Sécheresse et la Misère, les deux premiers longs récits de ce triptyque, en 1941. Il les republia dans un recueil étoffé à plusieurs reprises d’autres nouvelles qui fut traduit en 1969 par Gallimard sous le titre de Récits. En 1982, quarante ans après la première édition de « la Sécheresse » et de « la Misère ». Bilenchi les sort du recueil, leur rajoute un troisième volet, « Le Gel », et publie l’ensemble sous le titre des Années impossibles. L’incompréhension, voire le conflit ouvert entre le monde de l’enfance et de l’adolescence – tour à tour généreux, troublé, impuissant – et celui des adultes – insensible, aigri, méchant – sert de trame à ce livre. Rigoureux roman d’apprentissage (sa conclusion tardive souligne même qu’on n’en finit vraiment jamais), Les Années impossibles relatent l’amitié « d’égal à égal » entre l’auteur enfant et son grand-père, dans l’atmosphère pesante d’une famille où le père, la mère et la grand-mère se liguent contre cette relation. Surtout contre le grand-père, responsable de l’achat ruineux d’une propriété à la campagne. Le domaine perdu et le grand-père mort, l’enfant, puis l’adolescent, se trouve enfermé dans un horizon de misère et de ressentiment. Il campe alors tristement à la périphérie de la vie, un peu comme si, par fidélité au grand-père et par haine de toute société adulte, il ne savait se décider entre la ville et la campagne, entre les rues et les sentiers, la civilité et la sauvagerie. Cependant, ses compagnes en fleur viennent troubler l’adolescent, le placer dans un état de noire culpabilité, et les trahisons de ses camarades lui font découvrir que la méchanceté n’appartient pas aux seuls adultes. La nature non plus n’est pas en reste : « Étrangement, par instants, même les tournesols se tournaient vers nous d’un air menaçant ; ployant sous le poids de leurs fleurs chargées de graines, de leurs feuilles charnues, et sous le soleil accablant, ils se redressaient brusquement avant de se fondre parmi les tiges voisines : alors, sans que j’y prenne garde, ils me frappaient violemment sur le dos. »