Le Matricule des anges, octobre 2010, par Jérôme Goude
Épiphanie pornographique
L’image stéréotypée d’un acteur de films X, de trois quart dos, engendre du manque, lequel suscite désir de fiction et fiction du désir : Avec Bastien.
Une phrase liminaire, aussi minimale soit-elle, comme les premières notes d’une partition musicale bien orchestrée, suffit parfois à cristalliser l’attention. Trois mots anodins, « Appelons-le Bastien. » par exemple, sont en mesure de donner le ton d’un texte et d’élargir le champ de son interprétation. Mathieu Riboulet le sait qui, chaque fois, semble ciseler ses incipit, soupeser leurs effets. Souvenons-nous de l’entame abrupte de L’Amant des morts (Verdier, 2008) : « Le père, de temps à autre, couchait avec le fils. […] Le fils, de temps à autre, couchait avec le père. » Avec Bastien nous entraîne sans préliminaire au cœur d’une traversée fantasmatique qui, si elle convoque d’emblée l’ouverture de Moby Dick de Melville (« Appelez-moi Ismaël. »), n’en demeure pas moins singulière, crue et obsédante. Obsédante comme l’est la rémanence d’une scène sur la rétine de son narrateur. Scène qui représente un homme d’une « beauté assez atypique » éjaculant sur le visage d’un blondinet.
À l’instar de Mère Biscuit (Maurice Nadeau, 1999) et du Corps des anges (Gallimard, 2005), Avec Bastien a pour cadre fictif la Corrèze, ses combes, son grand air, ses cieux et ses légendes. À Bongue, entre un père médecin et une mère éducatrice, celui que nous appellerons donc accessoirement Bastien aurait appris à se « faufiler dans l’immense courage féminin ». Bien avant de céder son cul aux queues besogneuses de quelques gaillards, d’intégrer l’accorte confrérie des Sœurs de la Perpétuelle indulgence, ces « hommes habillés en nonne » prêchant le safe sex, il se serait rêvé aïeule en jupe lourde et mitaines, paysanne se faisant culbuter par un berger, dame hautaine ou fée. Un soir d’été – il aurait l’innocence de qui a 14 ans –, ses deux frères se seraient enfouis en lui. Plus tard, à Paris, la nuit, dans quelques jardins, des backrooms, lors de partouzes, il aurait enfin joui de ce que « délices et sacrilèges sont à portée de nos doigts, sur la table où tout vient dans un somptueux désordre, le couvert et le pain, les fleurs et l’eau, le vin et la secrète splendeur des hommes. » Adepte de l’escalade, gay élevé à la dignité d’icône libidinale, Bastien n’aurait alors plus jamais cessé d’échouer sur les « rives où Achille se pencha sur Patrocle »…
Parce qu’il compte parmi ceux qui ne peuvent goûter « aux charmes d’un corps s’il ne raconte l’histoire de la tête qui l’anime », le narrateur d’Avec Bastien, consommateur anonyme de films pornographiques, affabule le roman familial d’un inconnu, son penchant pour les garçons disgracieux, ses « obscénités délicieuses ». Depuis son écran, il imagine Bastien tantôt en enfant sensible et déterminé, tantôt en religieuse à cornette faisant pleuvoir des « capotes et du gel comme une manne céleste ». Ou bien encore en « bête sacrificielle oubliée sur l’autel » de l’orgasme viril. Il l’imagine seulement, tel Mathieu Riboulet ou tels nous, lecteurs. Voilà sûrement le tour de force de ce récit initiatique d’une beauté extatique, convulsive, dans lequel la pornographie n’aspire qu’à ce qu’elle a toujours été, à savoir n’être qu’une « écriture du désir vieille comme le Grèce antique ». À défaut du rapport fusionnel qu’induisait l’usage de la préposition initiale – usage dont un écho tronqué ferait presque entendre un Ave Maria travesti –, Avec Bastien esquisse les traits d’une fascinante personnification du désir. Un désir de l’Autre qui est aussi, surtout, désir d’écriture. In fine Bastien ne marche-t-il pas dans la neige comme une phrase court sur une page blanche ; blanche comme l’est l’insaisissable Moby Dick ?