Le Monde des livres, 12 octobre 2012, par Nils C. Ahl

Ceci est le corps

Soldat allemand ou bourreau du Caravage, morts et vivants, il faut au narrateur des Œuvres de miséricorde les toucher tous.

Difficile de dire à quel genre appartient véritablement ce texte, l’un des meilleurs de cette rentrée française : en équilibre entre les registres, ni tout à fait récit, ni vraiment essai, il n’est pour autant certainement pas un roman. Imparfaitement défini par un sous-titre pourtant exact, Fictions & réalités, le livre de Mathieu Riboulet mime les œuvres de miséricorde, cet « ensemble d’impératifs moraux édictés par l’Église, censés obliger les chrétiens et peser de leur poids dans la balance du Jugement dernier ». Mais il se concentre sur un épisode très particulier de la vie de son narrateur : sa rencontre avec l’Allemagne. Ou plutôt avec l’Allemagne, avec son corps.

De ce point de vue, aux sept impératifs moraux du canon chrétien, Mathieu Riboulet en substitue dix-huit, plus ou moins équivoques. Ainsi, dès les premières pages, on note une attention toute particulière à « ceux qui sont nus » : des nus « à vêtir », « à toucher » puis « à peindre ».

Point de départ du livre : un écrivain français (Mathieu Riboulet ou son double donc, ou les deux), qui descend du « plateau calcaire où (il) vi(t) » pour se rendre en Allemagne – dont il ne connaît que l’histoire et, plus certainement encore, la caricature des guerres de France. Le narrateur veut toucher ce pays du doigt. Ainsi, à Andreas, qu’il rencontre à Cologne, il assigne cette mission : « Être Allemand, être le corps allemand, porter l’histoire allemande afin que je puisse y comprendre quelque chose. »

Dans la continuité des livres précédents de Mathieu Riboulet, L’Amant des morts et Avec Bastien (Verdier, 2008 et 2010), le corps est donc au cœur du texte. le corps de l’homme, les corps des hommes. Le sien, l’autre. Le corps en masse et le corps seul, celui que l’on peint et celui que l’on tue. Celui qui donne le plaisir et la douleur, celui qui meurt. La nudité répétée n’est pas seulement un motif érotique, elle révèle le corps commun (forcément), la répétition des corps dans l’Histoire, un corps pour tous les corps : « Ce n’est pas un corps d’aujourd’hui, c’est un corps de peinture, c’est-à-dire un corps de toujours, venu des très vieux temps. »

Hanté par les œuvres du Caravage, le narrateur en reconnaît les personnages principaux dans les corps de ceux qui l’émeuvent : « Andreas de Cologne avait un corps très proche de celui du bourreau » – le bureau en question est celui de la Décollation de saint Jean-Baptiste. Plus loin, une autre toile surgit, L’Incrédulité de saint Thomas, d’ailleurs conservée au palais de Sans-Souci, à Potsdam, près de Berlin. Le narrateur est comme l’apôtre, il lui faut toucher ceux qui sont nus, qui sont morts, qui sont vivants.

La grande force du livre de Mathieu Riboulet est de suggérer le mouvement de l’Histoire dans la superposition de ces corps, certains diaphanes comme des idées, d’autres denses comme le désir. Le corps a une histoire, le corps est l’Histoire. Pose candide ou fausse simplicité, l’écrivain joue sur les caricatures de l’Histoire et les lieux communs. Caricatures meurtrières ou imbéciles, caricatures de juifs, d’homosexuels et d’Allemands, caricatures de bourreaux et de victimes. Le narrateur du texte reçoit l’Histoire. Il l’étreint, l’incarne. L’attitude est christique, volontairement ambiguë. Le narrateur profite de « cet étrange pouvoir d’équivalence que l’Évangile de Mathieu accorde au Christ » : ce que tu as fait aux autres, tu me le fais à moi. Une fois pour toutes.

Ce « pouvoir d’équivalence » est un don d’écrivain. car il faut de l’audace pour écrire que l’on couche avec un soldat allemand, beaucoup de talent pour ne pas être ridicule, et une forme de grâce, aussi. Du quartier gay de Berlin aux églises italiennes, le narrateur n’évite rien. Car au bout du corps, sur la peau, on trouve l’autre et le monde, dont l’Allemagne de Riboulet est un nom de circonstance. Un autre à l’envers de la vie, aussi – le temps ne fuit pas moins ici qu’ailleurs : « C’est finalement toujours nous qui portons les abîmes de l’histoire, tapis dans nos organes, qu’il faut aller chercher pour danser avec eux dans le silence des gestes. »

À la fin du corps, la fin du roman, « mes os se sont longuement entrechoqués », le squelette tremble et grince jusqu’aux dernières pages. « Seuls les insensés, les assassins et les amants suspendent un instant leur mouvement avant d’atteindre l’autre », souligne le narrateur. Les écrivains aussi, et le livre est cet instant.