Têtu, septembre 2012, par Gildas Le Dem
Mathieu Riboulet au corps à corps
Écrivain du désir, Mathieu Riboulet soumet dans Les Œuvres de miséricorde les corps et les cœurs à la mitraille de la guerre, la Grande, et à la corruption du colonialisme. Parce que l’amour n’échappe jamais à l’histoire.
Le nouveau roman de Mathieu Riboulet affronte l’histoire dans sa forme la plus brûlante. Un homme que hante la mémoire d’un hameau français (dont tous les hommes seront décimés durant la Première Guerre mondiale) va choisir pour amant Andreas, un Allemand rencontré à Cologne. À travers leurs étreintes et leurs jeux sexuels, c’est toute l’histoire de la violence chronique qui a déchiré l’Europe que convoque magistralement Mathieu Riboulet. Bien plus, l’histoire de l’Europe et de l’exploitation coloniale, puisque bientôt, le duo se complique de l’entrée en scène d’un jeune prostitué kurde, Tajdîn
Pourquoi, avec ce nouveau roman, cette plongée dans l’histoire européenne ?
Il y a longtemps que je voulais explorer la dimension de l’histoire avec des moyens littéraires. Mon idée de départ était d’écrire un livre sur la guerre de 14-18, cette immense tragédie filtrée par la mémoire familiale et collective, à laquelle on ne pourra jamais tout à fait rendre justice. Mais un livre articulé autour d’un corps, bien sûr, celui, masculin, du soldat dans la tranchée. Puis le travail d’écriture s’est étendu à une plus longue séquence de l’histoire franco-allemande, et finalement européenne et contemporaine.
Pourquoi cette rupture avec vos précédents livres qui traitaient plutôt de désir, de sexualité ?
Il y a quelque chose d’inconcevable dans la violence que les hommes s’infligent. Il est vrai que jusqu’ici j’avais plutôt traité du désir et de la sexualité. Mais de la violence amoureuse à la violence du désir, de la violence du désir à la violence historique, j’ai le sentiment de n’explorer, de n’élargir qu’un seul et même champ. Finalement les strates de violence s’ajoutent les unes aux autres, s’ouvrent sur des violences sur lesquelles les individus n’ont pas de prise.
Votre livre se présente-t-il comme une réponse à des débats contemporains, puisque, à travers l’histoire d’un trio amoureux et sexuel il aborde les rapports du nationalisme et de la sexualité ?
La tâche de l’écrivain n’est pas de manipuler des concepts, ni d’apporter des solutions à des problèmes abstraits, mais de donner chair à l’invisible, d’incarner. On n’a évidemment pas là seulement trois corps qui se mélangent. Ces corps sont empreints d’un héritage historique, d’une sédimentation de luttes, d’affrontements, de conflits, dont chacun est porteur. Il suffit juste qu’un geste artistique révèle, mette au jour cette présence de l’histoire dans les corps. Quand on est français, on n’étreint pas le corps européen, ou arabe, ou africain, comme on étreint le corps français. On ne peut pas faire l’économie de ce qui nous met les uns en face des autres, des formes de violence avec lesquelles on étreint un autre corps, ou avec lesquelles on fait tenir des désirs antagonistes dans un seul et même corps. Je me reconnaîtrais assez volontiers dans l’idée de Deleuze selon laquelle, dans le désir, le délire porte autant sur les corps que sur l’histoire. Dans la sexualité la plus vive, l’harmonie semble possible, mais il suffit d’un rien pour que les corps versent dans l’affrontement ou l’exploitation. Il n’y pas de solution générale, des réponses différentes peuvent coexister dans un même personnage.
Deux cinéastes. Pasolini et Fassbinder, semblent très présents dans votre livre…
Pasolini et Fassbinder sont deux cinéastes dont je ne cesse de regretter la disparition prématurée. En face de phénomènes historiques, sociaux, je me demande toujours ce qu’ils en auraient fait dans leur travail. Il est certain que les scènes de violence présentes à la fin du livre ont quelque chose à voir avec Salo ou les 120 journées de Sodome. Tout comme le souvenir du Droit du plus fort ou de Tous les autres s’appellent Ali, de Fassbinder, a sans doute souterrainement travaillé les scènes de rencontres entre le couple franco-allemand et Tajdîn, le jeune prostitué d’origine kurde.