Le Magazine littéraire, mars 2001, par Anne-Marie Koenig
Réda en roue libre
Ahanant entre ses acacias, la rue des Pyrénées montre une vague prétention à l’altitude, étire un élastique paresseux à travers tout le XXe arrondissement, du Cours de Vincennes à la rue de Belleville. On passe la poste et le marchand de couleurs aux palettes affriolantes comme des bonbons. La pluie ajoute au tintamarre ses pattes de moineau silencieuses. Le dentiste en face a-t-il ouvert ses volets ?
Du balcon là-haut, auquel quelques plantes en pots donnent une allure de belvédère, Jacques Réda peut scruter les infimes tremblements de l’air, les mouvements citadins, les langueurs des saisons. Archiviste de l’instant, de l’impalpable, de tout ce qui semble voué à l’oubli, Réda inlassablement traque le temps, l’espace gonflé de ciel, les herbes désespérées, l’odeur des échoppes, la sinuosité des rues qui se contorsionnent de Paris en banlieue, se font routes ou chemins pour griffer la province, les villes étrangères, la mémoire des talus (Les Ruines de Paris, L’Herbe des talus, La Liberté des rues, Le Citadin … ).
Aujourd’hui est un jour sans. Pour l’heure, Jacques Réda joue sur le canapé au baigneur en eau basse. Dévidé dans toutes ses arrière-cours pendant tant d’années, Paris ne réserve plus que d’étiques surprises. Et comment diligenter hors les murs une activité de cueilleur d’émotions, fort distrait qui plus est, quand il faut guéer des fleuves de voitures assassines ? Remisés aux accessoires, les légendaires solex et mobylette rédaliens puisque la SNCF les refuse, comme elle brade désormais les petites gares. Et la bicyclette, alors, la reine de sa vie ?
Né en 1929 à Luneville, Jacques Réda eut la chance d’un grand-père piémontais, mécanicien et marchand de cycles (l’autre était bourguignon, charcutier et râleur). Les rêves d’échappées belles germèrent très tôt.
Mais, le vélo, les jarrets les plus alertes finissent par s’en lasser. Râleur, Jacques Réda ? juste bougon, comme devant tout obstacle à la liberté d’émotion.
Sujet au vertige et vaguement dyslexique, Jacques Réda flaire une entourloupe dans la solidité du monde. L’univers se révèle un tantinet flottant. Une simple palissade peut ouvrir une béance dans le réel, la pente d’une rue laisser pressentir « une imminence de l’infini ». Il faudrait tout sauver du fugitif, des obscurs souvenirs flottant dans les courbures du temps, des vestiges bornant les lisières d’un éternel présent. Et le poète note, dessine, photographie, se poste aux confluents de tous les possibles. Qu’importe de s’immobiliser en plein carrefour, de rater un train ou de monter dans un autre pour une destination imprévue ? Aux fluctuances du monde s’ajoute la sensation d’un corps volatil aux pièces mal raccordées. « Je me sens pris entre deux espaces : un intérieur agité de mouvements imprévisibles comme un radeau, un dehors que je m’efforce encore de juger stable et ferme. » Jacques Réda, ou la tentation de la disparition.
Les insomniaques seraient-ils des vagabonds du temps que la linéarité des heures ennuie au point de la casser comme mètre pliant ? Les angoisses nocturnes s’émoussent dans la marche, les visites au frigidaire, les livres ou la méditation. On peut aussi chanter, comme Jacques Réda, un cantique en latin arrimé en mémoire depuis les années chez les jésuites, ou un air de jazz.
« Je découvris qu’au fond de l’Alabama et du Mississippi, des péquenots inspirés […] avaient élaboré la seule chanson vraiment faite pour mon cœur,pour mes nerfs, pour donner vie dansante à l’espèce de champignon de couche que sans elle je serais resté. » Le staccato quasi ferroviaire du blues, le boogie-woogie ont rythmé bien des tortillards, des omnibus, des michelines, des locomotives asthmatiques chers à Jacques Réda dans ses vadrouilles erratiques ou les déplacements réguliers à Luxembourg pendant les quinze années au service de RTL. Les paysages fracturés du jazz sont les siens. Il collabore à Jazz Magazine depuis 1963. Il écrit, à travers essais et anthologies, des milliers de pages hantées par le jazz. Le bleu du blues, « c’est la teinte naturelle de l’émotion. Et du reste il suffit d’une goutte de ce bleu pour que tout soudainement se colore, comme quand se dévoile un morceau de ciel et que le chœur de mille vitres et mille flaques le répercutent ». Il jouait du piano, il avait l’oreille absolue et chante à tout-va. Les rayonnages de disques alternent avec ceux des livres. À côté, une batterie discrète attend d’épousseter le silence.
« Ce sont ses livres qui rêvent l’auteur et non l’inverse. » À tant savater de la pointe du crayon, de deux doigts d’ours sur la machine à écrire mécanique, Jacques Réda a écrit une trentaine d’ouvrages, poèmes, récits, chroniques. Il y a aussi toute la prosodie du pédalier, les mots perdus dans les terrains vagues, les plaquettes disparues, les revues telles Cendres chaudes, Les Cahiers du Sud, Quo Vadis, la Nouvelle Revue Française. Membre du comité de lecture de Gallimard « Dans l’herbe d’un rond-point, je lis pour Gallimard / Des poèmes remplis d’émois, de crépuscules »), il dirige la NRF de 87 à 95. Depuis l’époque où il travailla cinq ans aux écritures d’une usine de Bagneux jusqu’au Lit de la reine, il n’y a qu’une si fragile épaisseur de papiers. Les branches d’un Vernis du Japon tremblent devant les fenêtres opposées au balcon et les petits avions se reposent en haut des armoires. Partout des soldats de plomb paradent sur les étagères, applaudis par des jouets mécaniques, de ceux dont on cherche toujours la clef. Derrière le bureau, où se mêlent épluchures de crayon et brins de tabac, des paires de chaussures entassées bâillent d’impatience. Celui qui doute et qui ne roule plus en solex ferme sa cigarette et met sa casquette. Il y a dans les villes des lueurs d’estuaire et des souvenirs d’ornières.