La Quinzaine littéraire, 1er février 2011, par Hugo Pradelle
Histoires de correspondances
Un livre qui habite l’actualité et l’Histoire d’une manière troublante sans y être empêtré, établissant une sorte de réseau qui laisse entrevoir ce qu’est la liberté, la révolte et leur empêchement.
Le malheur fait écrire. Ces temps derniers, Haïti a été au centre de toute l’attention d’un monde qui peut‑être ne l’écoute pas vraiment, ne se penchant que sur l’énième tourment d’un pays qui subit toutes les catastrophes, sans que nous sachions vraiment de quoi il retourne, oubliant que l’histoire de « la plus belle des îles françaises de l’Amérique sous le vent, la Perle des Antilles » est intimement liée à la nôtre, celle de la Révolution et des commencements de l’Empire, qu’il se joue sur ce bout de terre au bout du monde plus qu’il n’y paraît et que nous devons essayer de comprendre du mieux que nous pouvons. Parce que le hasard entraîne toujours Jean-Jacques Salgon vers des ailleurs, qu’il revient toujours aux sources, parce que « l’Histoire ne s’arrête pas », il écrit un livre sur un pays qu’il ne connaît pas, où il n’est jamais allé, essayant de saisir quelque chose du personnage qui l’incarne depuis plus de deux cents ans, Toussaint Louverture, tentant de démêler ce qui dans sa vie le pousse vers le destin de cet homme, entreprenant, au‑delà d’une figure historique, ce qui fait l’essence de la liberté et de la révolte.
C’est sans doute pour cela qu’il n’écrit ni une biographie, ni un roman historique1, mais un récit où s’imbriquent les événements historiques qui émaillent l’histoire de l’île du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du Directoire et ce qui le marque de sa propre vie, de ses soubresauts minuscules. En somme, il se reconnaît dans cette figure historique en même temps qu’il y perçoit des tensions qui ne cessent d’agiter notre civilisation. Il demeure ainsi le protagoniste central de son récit, entreprenant la figure historique par le devers du contemporain pour mieux en faire comprendre les enjeux et brosser un portrait nuancé de la société coloniale et d’un révolutionnaire d’un genre nouveau. Salgon écrit : « Mais Toussaint est tout sauf mon personnage. J’ai envie d’en faire coûte que coûte non pas mon alter ego, mon autre moi, mais mon moi autre. (…) J’ai fait mienne cette histoire qui en réalité était déjà mienne sans que je le sache. » Il fait ainsi s’articuler l’intime et le collectif, l’anecdote et l’Histoire, le passé et le présent, organisant à la fois un retour sur soi et sur un moment central pour l’humanité.
Ma vie à Saint‑Domingue (mais la vie de qui ? 2) est un livre sympathique, au sens fort, un récit qui attise nos appétits de connaissance, celle qui trouble le plus, celle de l’autre qui, séparé, dans le temps comme dans l’espace3, comme disposé au‑delà de nous‑mêmes, ces figures en marge qui révèlent quelque chose de propre et qui agissent comme des révélateurs. Car le récit de Salgon opère comme une succession de révélations, de prises de conscience qui le poussent à s’interroger au plus profond, de définir en quelque sorte ses contours existentiels – à la fois sa forme, les connexions qu’il effectue, son rapport à l’altérité et à l’inconnu – comme pour mieux se dévoiler en s’effaçant au profit des relations compliquées qu’il décrit. Il dit quelque chose de soi, non pas pour se mettre en scène mais simplement pour faire entrevoir les moyens qui lui permettent d’accéder à un autre savoir. Il s’appuie sur sa masse pour s’élancer vers un ailleurs, celui de la peinture, des formes, des narrations qui font proprement être les sujets qu’il entreprend, la liberté en somme.
Il noue ensemble des épisodes de sa vie – ses études scientifiques, Mai 68, son travail de coopérant en Algérie puis en Côte d’Ivoire, son pays natal, son travail sur Basquiat4, etc. – avec celle de Toussaint Louverture, sa jeunesse, ses engagements, ses actions militaires et diplomatiques, ses rapports avec les Anglais et les Espagnols ainsi qu’avec la jeune France révolutionnaire, son emprisonnement à la forteresse de Joux, celles de ses aïeux et enfants, celle d’un monde tordu par la violence et l’injustice, marqué par une manière de faute fantasmatique, hanté par sa propre histoire, celle de l’esclavage et de l’exploitation, mais aussi de la force religieuse (chrétienne et vaudou) et de l’exil, d’un passé innommé. Pourtant, il ne se cantonne pas à une reconstitution historique (dont il n’aurait pas les compétences) et à une esquisse autobiographique, mais s’attache au contraire à les faire entrer en écho pour mieux saisir quelque chose du contemporain, pour le dire dans une forme plus complexe et plus souple.
Salgon s’attache, avec humour et subtilité, en une série de brefs chapitres reprenant des titres de films, à une pensée de la relation, à comprendre comment s’organisent les rapports de domination et de dépendance, la manière dont nous pouvons les subvertir ou les inverser, tout simplement les réfléchir. Il dresse un portrait nuancé non pas d’individus tour à tour mais bien d’une communauté impossible qui le fascine. Ainsi, nous passons toujours dans ce petit livre d’un ici à un ailleurs, circulant entre les époques, entre un présent fait de questionnement et de remise en cause, d’une expérience singulière, à la reconduction d’une histoire qui peine à se proférer, mettant sans cesse en scène une manière d’empêchement ou d’obstacle, celui d’une biographie qui ne correspond jamais vraiment avec ses objets successifs. C’est peut-être pourquoi le livre revêt les atours d’un certain fouillis, comme si pour saisir une vérité sur des vies il fallait s’en saisir dans un mouvement ample, englobant. Ne voici‑t‑il pas un bienfait de la globalisation qui permet une pensée plus riche, plus vivante et plus expressive ? N’est‑ce pas pour cela que Salgon écrit : « il n’y a rien de moral ni de politique dans ma démarche. Il n’y a que du désir, un désir d’élucidation et le goût de vivre dans un monde moins confiné, un monde dont l’atmosphère me semble un peu moins viciée, un peu plus respirable ». En quelques pages resserrées, il offre en partage un désir, une ouverture, une certaine forme de nostalgie, et nous invite aux hasards et aux correspondances fascinantes qui portent à la fois l’Histoire et la poésie, aux coïncidences fondatrices, aux concordances essentielles.
1. On pensera aux travaux importants de Madison Smartt Bell : une biographie intitulée Toussaint Louverture, et son cycle de romans historiques : Le Soulèvement des âmes, Le Maître des carrefours et La Pierre du bâtisseur, tous parus chez Actes Sud.
2. On pensera à la citation en exergue du premier vers de La Vie antérieure de Baudelaire.
3. La question de l’espace et du temps, de la circulation qui s’y effectue, joue un rôle essentiel dans le livre de Salgon que nous laissons volontairement un peu dans l’ombre.
4. Le Roi des zoulous, Verdier, 2008. Ces deux livres entretiennent un cousinage évident qui souligne bien sa manière d’écrire.