Livres hebdo, 22 août 2008, par Jean-Maurice de Montremy
Composer avec le diable
Un étrange compositeur passe un pacte avec un étrange bienfaiteur pour concevoir une œuvre inouïe. Qui manipule qui ? Felipe Hernández suit les pas de Kafka et de Thomas Mann.
Dès le premier paragraphe de La Partition, le thème est annoncé : « Sans son extrême sensibilité aux bruits, José Medir n’aurait pas été pris dans les filets de Ricardo Nubla. En réalité, tous les événements de sa vie avaient été déterminés par un sentiment d’impuissance face au chaos sonore qui l’environnait. Et Ricardo Nubla n’était qu’un élément de cette réalité hostile qu’il avait tenté sans succès de considérer comme de la musique. » José Medir, jeune compositeur étrangement doué, perçoit les sons les plus ténus jusqu’à entendre sur la peau d’une femme les mots ou les pensées qui l’ont entourée, parfois hantée des heures ou des mois auparavant. Gouttes d’eau, voix, froissement des feuilles tout devient musique, entre dans les lignes d’une partition dont José cherche le fil.
Sans ressources, Medir retient l’attention de Ricardo Nubla, gérant de l’Auditorium. Destiné à l’architecture, formé à la direction d’orchestre, Ricardo Nubla s’est imposé comme critique, puis comme agent, imprésario et conseiller des plus grands festivals. Faire ou défaire des carrières l’intéresse toutefois bien moins que d’être le Pygmalion des artistes : Il choisit les plus exigeants pour les former et les porter au-delà d’eux-mêmes ; au-delà de leur propre exigence. Aussi Ricardo Nubla passe-t-il avec José un contrat métaphysique, voire mystique. Son projet s’inspire de la bénédictine Hildegarde de Bingen (XIIe siècle) et d’un obscur contemporain de Bach : Georg Aelosius Altham qui semble avoir anticipé, aux limites de la folie, l’univers de Schoenberg et de Webern.
Nubla commande au jeune homme une œuvre qui soit originale au sens extrême : étrangère à toute école et à toute influence, ne répétant rien de connu. Cette œuvre permettrait la « métamorphose de sa vie en sons ». Telle est l’aventure de ce roman non moins original et fort que la partition sur laquelle travaille jusqu’au vertige José Medir.
Nubla loge Medir dans une maison retirée, en bord de mer, assume ses frais, offre un emploi à sa compagne. Peu à peu, Medir découvre que tous ses proches – son plus cher ami, violoncelliste ; les deux jeunes femmes qu’il aime, chanteuses ; une musicologue qui le conseille… – sont eux aussi « captés » par Nebla depuis plus ou moins longtemps. Il se risque néanmoins dans la toile tissée par l’araignée. Pourquoi ne vaincrait il pas Nubla, se substituant à lui dans le rôle de la fileuse ? Tandis que les deux hommes se fascinent, tantôt coopérant, tantôt s’affrontant, comme Faust et Méphistophélès, la part d’ombre de Ricardo Nubla se découvre peu à peu. Il est flanqué d’un garde forestier qui lui sert de factotum, voire d’homme de main, dresseur de chiens pour des combats nocturnes et des paris organisés dans le domaine que Nubla possède hors de la ville. Là encore, dans cette part infernale de l’étouffant mécène, qui est le maître, et qui le serviteur ? Nubla ou son garde inquiétant ?
Déjà remarqué pour La Dette puis Éden – tous deux remarquablement traduits, comme La Partition, par Dominique Blanc, Felipe Hernández (né en 1960) emprunte les chemins de Kafka et Thomas Mann, sans pour autant les démarquer. Au-delà de José Medir et de Ricardo Nubla, il campe cinq autres personnages complexes qui donnent à son roman toutes les nuances et toute la lumière du noir.