Art press, juin 2008, par Léa Bismuth
Écrire des vies d’artistes
[…] Comment écrire la vie d’un artiste, comment écrire non pas sur cette vie, mais à partir d’elle ? Est‑il possible de dépasser le modèle biographique devant retracer la vie et éclairer l’œuvre ? Ne serait-ce pas justement l’écriture de la vie elle-même, de sa propre vie, que l’on trouverait dans un tel dépassement de la biographie ?
[…] Le Roi des Zoulous est une sorte de journal de bord où le « Je » du récit retrace le cheminement de ses recherches sur l’œuvre et la vie de Basquiat. L’auteur part de son expérience de l’œuvre au lieu de partir de la vie de l’artiste, comme dans les biographies traditionnelles. Pas de date de naissance, pas de liste d’événements, pas de chronologie, mais un mouvement allant de l’exploration personnelle à la fusion avec un artiste. Le « Je » du récit décrit le parcours géographique qui l’amène toujours au plus près de l’intimité de l’œuvre : Beaubourg, le musée Cantini, à Marseille, le Brooklyn Museum, à New York… Ces étapes géographiques sont à la fois des paliers à la construction d’une écriture du journal et des moments de la découverte presque quotidienne des traces qu’a pu laisser Basquiat.
[…] Ce qui initie ce livre, c’est la rencontre, l’étincelle produite entre celui qui écrit l’œuvre et l’artiste. L’idée de rencontre est prise au sens large, comme la mise en présence de deux sensibilités qui communiquent.
[…] « C’est par les trous du Temps que les êtres communiquent », écrit Salgon, qui se sent si proche d’un Basquiat qu’il n’a jamais connu. Dans cette perspective de fusion des sensibilités par-delà la matérialité de la rencontre, l’usage du nom propre est particulièrement intéressant. En effet, dans Le Roi des Zoulous, Salgon parle de « Jean-Michel ». En l’appelant ainsi, il en fait son ami, son frère, et lui donne l’épaisseur d’un personnage. L’usage du prénom est une mise à proximité, une intrusion sur le mode de l’intimité. Salgon a le sentiment que Jean-Michel s’adresse à lui et à lui seul. Lorsqu’il voit un tableau, quelque chose se passe, à l’exemple de ce qu’il ressent face à King of Zulus (1985), qui donne son titre au livre et qu’il voit au musée Cantini : « Ce roi des Zoulous […] semblait vouloir prononcer à mon intention quelque parole mémorable. » Qui ne s’est jamais senti, dans un musée ou dans une petite chapelle, être l’unique destinataire orgueilleux d’une toile ? À de nombreuses reprises, Salgon prend pour embrayeur littéraire ses souvenirs personnels ou bien un événement qu’il est en train de vivre, et cela dans le seul but d’amener une anecdote sur la vie de Basquiat, comme s’il avait l’intime conviction que leurs deux vies étaient mêlées secrètement. La vie du narrateur est comme modifiée par la présence fantomatique de Basquiat qui flotte partout dans les musées : il semble vivre des moments épiphaniques éclairés par ce voyage à travers la vie de Jean-Michel, voyage qui, à bien des égards, est initiatique et mystique : « Je voyais au fil des jours s’incurver vers l’univers de Basquiat ma propre trajectoire, beaucoup de choses qui m’étaient familières prenaient soudain une coloration nouvelle. » Salgon a raison de parler de « trajectoire » : on entre dans la vie d’un artiste pour la traverser et, par ce mouvement vectoriel, s’en trouver métamorphosé.
[…] Écrire l’autobiographie d’un autre, c’est être avec son objet aussi lucide qu’avec soi-même, jusque dans la mort. C’est donc témoigner de ce que l’autobiographie ne peut que taire : c’est faire entendre le dernier râle.