Le Matricule des anges, mai 2008, par Richard Blin
Errance fraternelle
Jean-Jacques Salgon sur les traces de Jean-Michel Basquiat : quand loin de la jouissance fugitive, l’œuvre d’art reconduit à soi et à ce qui ressemble à de micro-sociétés secrètes et parallèles.
Ni anatomie d’une âme, ni analyse esthétique, Le Roi des Zoulous relève des affinités électives et du mystérieux pouvoir de l’œuvre d’art. Car, a priori, rien ne destinait Jean-Jacques Salgon à se reconnaître dans l’œuvre du peintre noir Jean-Michel Basquiat, retrouvé mort dans son loft, à 27 ans, sans doute d’une overdose, au terme de huit ans de griserie, d’amours, d’angoisses, de périls et de lutte acharnée au cours desquels il avait produit huit cents tableaux et près de deux mille dessins. Mais ce serait oublier la force de l’émotion, l’élan qu’elle implique vers ce qui la suscite. Une émotion qui invite à entrer dans l’intimité des choses, à en partager l’intériorité, et à en accepter les conséquences. « Beaucoup de choses qui m’étaient familières prenaient soudain sous son influence une coloration nouvelle, je percevais des signes qui me seraient en d’autres temps demeurés cachés ».
C’est la façon dont l’œuvre de Basquiat a pénétré sa vie – effets d’assonance, rémanence, accointances – que Jean-Jacques Salgon évoque ici, de manière digressive et fragmentaire, en une errance inspirée (qui de Paris à Brooklyn et de La Rochelle à Marseille, en passant par Beaubourg et Avignon, le site du plus grand accélérateur de particules du monde et le musée Maillol, sans parler du trésor de Rakham le Rouge, de l’Afrique, des grottes préhistoriques ou de l’album de Tintin titré Objectif Lune) s’attache à suivre signes et traces, pistes et présences, en s’enfonçant dans un passé qui pour n’être pas le sien « puisque je n’en connaissais les épisodes qu’à travers des lectures ou des images », finit par se fondre avec les propres souvenirs de l’auteur. Étrange et fascinante prise de conscience de tout ce qui, dans les tableaux de l’ex-grapheur de SoHo signant sous le nom de SAMO, entre en résonance avec sa propre vie.
Des goûts d’abord, comme celui de la collection ou de la citation. Des images ensuite, un primitivisme impatient, des échappées obliques, des rencontres, la quête d’un corps habitable – qu’il s’agisse du sien ou de celui du monde –, la vie et l’œuvre de Basquiat ouvrent des brèches dans les murs du conformisme, par où revient une lumière perdue qui se fait voie royale vers des ferveurs, des fascinations et des peurs communes. Des confluences d’autant plus inattendues que l’abrupt de l’offre picturale de Basquiat, son énergie brute, son « anarchie tonitruante », son univers corrodé et paroxystique ne prêtent guère à l’échange. Et pourtant c’est cet art aux formes éclatées, aux couleurs bouillonnantes, tout en raccourcis et condensations, graffitis et écorchures, qui, par ses effets de vérité, est à la source d’émotions révélatrices. C’est la présence têtue de corps en souffrance, de signes, de traits, de mots qui redeviennent des signes qui se mettent « à rayonner, comme l’auraient fait des icônes ou des objets sacrés » – et qui, insérés dans un ensemble plastique, correspondent à « une sorte d’acte magique par lequel tout ce que l’écriture était à même de déployer se trouvait concentré et comme condensé sous une forme cryptée, qui fait sens pour l’auteur. Quelque chose de souverainement liant et de secrètement personnel. Des transports et des transferts de réalité, des coïncidences troublantes, des échos déportés, l’ombre transposée de royautés perdues.
Des figures-programmes, un langage graphique et pictural capable d’engendrer un accord quasi rythmique, un mouvement de sincérité où s’engouffrent souvenirs et présents, rêves et réflexions, vie et art. « Je ne pense pas à l’Art quand je travaille, disait Basquiat, j’essaie de penser à la vie. »
Voyage autour d’un trou – mais qu’est-ce « qu’une œuvre d’art sinon un peu de matière, un peu de lumière, un peu de sens ou de beauté, disposés autour d’un gigantesque trou ? » Trou du temps, par lequel les êtres communiquent, trou où le malin génie d’un enfant de Brooklyn qui traversa les années quatre-vingt et le monde de l’Art comme une météorite, disparu faute d’avoir su ou pu résister au fallacieux vertige de l’argent et de la blanche héroïne.