Charlie hebdo, 2 janvier 2013, par Valérie Manteau
L’inceste pour tous
Prenons deux topiques des récits d’enfance : le vert paradis des amours enfantines, connotées joie et bonheur, naturel et spontanéité ; et le monstre incestueux, gros dégueu, égarement destructeur et violeur. Faisons-les se rencontrer. Dans Petite table, sois mise !, un conte d’Anne Serre, la narratrice défend l’orgie familiale de son enfance avec les accents de la bonne foi et de l’innocence, en toute simplicité. Oui, petite fille, elle voyait son père sortir de la maison familiale habillé en femme. Oui, à l’intérieur du cocon, la mère, nue toute la journée, réclamait ses petites auprès d’elle pour lui procurer les caresses dont elle ne se privait que pour se faire prendre sur la table par les habitués de la maison, professeur, docteur, bonne amie. Oui, les enfants participaient à cette débauche de sensualité mais avec gourmandise, passant d’un adulte à l’autre sans jalousie et sans peine. Le monde des Bisounours, en somme, jusqu’à l’irruption de la marâtre, la vilaine assis tante sociale.
On se croirait dans un Peau d’âne décomplexé ; où le père convoquerait sa fille sans passer par la case je-t’offrirai-de-belles-robes, où la fille refuserait de suivre les conseils de sa marraine la fée, fuir et trouver son prince ailleurs. La narratrice s’en défend : elle n’est pas plus traumatisée que n’importe quel adulte qui regrette son âge œdipien. Dans la fable, tout est permis, même le récit enchanté du plus gros tabou de ce 21e siècle. Si Christine Angot a heurté en témoignant avec profusion de détails de son inceste, nul doute qu’Anne Serre ne laisse pas insensible avec son conte enchanté et enchanteur, pour qui veut s’en laisser conter.