La Quinzaine littéraire, 15 septembre 2007, par Marie Étienne
Ombre et lumière
Julien est un pauvre homme dont la biographie est fournie dès le titre : c’est un enfant trouvé qui choisit le métier de libraire ambulant, c’est‑à‑dire colporteur, à travers les campagnes de Champagne et d’Ardenne, dans les années qui succédèrent à la Révolution.
On n’en saura pas beaucoup plus. En revanche on apprend comment naît sa passion pour les livres. Mais d’abord on le suit, dans la ruelle des Chats, puis dans celle des Quinze‑Vingt, enfin dans celle de la Monnaie. Il va chez l’imprimeur Garnier pour se fournir en petits livres bleus. Normal, il a besoin de s’approvisionner.
Les noms de lieux, comme les événements d’Histoire, sont livrés au passage sans lourdeur, avec la précision de l’amoureux des mots qu’est Pierre Silvain, il ne veut pas tout dire, il entend conserver à son texte des zones de silence, l’indétermination propre aux légendes et aux romans que Julien aime pardessus tout : Gracieuse et Tercinet, Till l’Espiègle, La Princesse de Clérac. Quelques autres.
Au cours de sa visite qui sera la dernière, ainsi que le pressent M. Garnier, Julien souhaite n’emporter que ces derniers, « à l’exclusion de tout ce qui était calendriers, prédictions, vies de saints et des rois… » M. Garnier, qui approuve l’exigence de son choix, comprend à ce moment que l’homme discret et misérable qui se tient devant lui est à même de remplir sa mission, même s’il ne sait pas la nommer ; donner à la population analphabète, perdue dans les travaux des champs et les campagnes reculées le goût étrange des « histoires », autrement dit de la littérature.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans ce récit fervent, secret et habité : les livres sont précieux, ils fournissent les mots dont on besoin nos songes, que de ce fait ils légitiment. Gare aux temps de malheurs de la guerre et de la barbarie qui peuvent œuvrer à leur disparition et transformer leurs défenseurs en résistants de l’ombre, en maquisards luttant et mourant pour que vive « l’esprit ».
C’est ce qui nous est raconté dans l’épisode situé au centre du récit, qui correspond à la seconde initiation du colporteur, quand les armées prussiennes, autrichiennes, allemandes ont franchi la frontière, et que Julien tombe nez à nez avec le soldat Voss, un intellectuel, un déclassé qui a connu enfant Voltaire et Frédéric le Grand, un grenadier prussien qui refuse de se battre à Valmy. La rencontre est fêtée par une baignade dans un bassin, pour laquelle le soldat se met nu, puis Julien, qui manque de se noyer. Le soldat le maintient contre lui, un bras passé autour du cou, afin de le conduire vers la terre ferme. Une fois là, il enlève « en riant une algue d’eau douce qui s’était prise dans les poils roux de sa toison ».
Dans une rencontre précédente, dont nous n’avons pas fait état, le futur colporteur accède à la littérature (le mot par Pierre Silvain n’est jamais prononcé) autant qu’à l’érotisme grâce à une femme qui lit comme on pratique un rite, comme on sert une messe ou un dieu, dans un trou d’ombre, une « écreigne » accueillante à la gent masculine tant qu’elle est impubère.
Ce passage, qui semble avoir sa source dans l’enfance de l’auteur, se déploie, magnifié par le temps, la mémoire, en un conte inquiétant où les femmes sont sorcières, devineresses, maîtresses d’un monde dangereux : celui des mots et des pensées. Pour entrer dans l’écreigne, « le seul endroit où les livres ne risquent rien », le tout jeune Julien doit passer par « l’étroite ouverture en goulot de tourie » où aboutit l’échelle, et une fois en bas, dans la caverne, il peut « pisser dans le giron de l’une ou l’autre qui le tenait, elle s’en amusait comme d’une mignardise, idem s’il griffait ou mordait ». Chez Pierre Silvain, vie de l’esprit et vie du corps ne sont pas séparées, au contraire, elles s’exaltent l’une et l’autre, révélées à Julien ébloui, suggérées et non pas détaillées, délayées.
Faut‑il enfin le dire ? Le colporteur ne sait pas lire. Ce qu’il ose révéler pour la première fois à son nouvel ami, le grenadier prussien. C’est le beau de l’histoire : l’enfant trouvé, presque sauvage, l’habitant des cavernes, qui regarde le monde comme s’il le découvrait à chaque instant, est ignorant et innocent mais il en sait plus que quiconque sur le trésor caché des livres.
Connaissance instinctive et violence du désir (des mots et de leur assemblage) le conduisent à une autre rencontre, la troisième et dernière, qui prélude peut‑être à une vie nouvelle, bien que les livres aient disparu, qu’ils aient été détruits.
Apprenez‑moi à lire, lui demande la femme qui l’accueille chez elle après un long voyage. Si Julien lui non plus ne sait pas déchiffrer les lettres sur les pages, il sait au moins que c’est possible et que les livres existent. « Le regard de la femme se chargeait d’interrogation. Vous arrivez quand même de quelque part ? D’habitude on sait d’où on vient. Elle réfléchit. Et qui pourrait vous attendre, là où vous allez, plus loin que le bout du monde ? II répondit d’un trait, ainsi que sous le coup d’une illumination : Celle qui lit les livres. »
Un récit d’ombre et de lumière, dans la lignée de Pierre Jean Jouve, semblable à un sous-bois que traverse par endroits le soleil. En poète‑prosateur, Pierre Silvain sait retenir ce qu’il détient. Les moments sur lesquels il s’attarde, même s’ils sont douloureux, n’en sont que plus resplendissants.