Les Inrockuptibles, 25 septembre 1996, par Christophe Kantcheff
« Vois. C’est par là qu’ils sont venus. Qu’ils sont partis aussi. Tu vois le passage juste sous l’horizon. Le détroit. Le pertuis. Le trou du ciel qui montre la direction. Jérusalem. La Mecque. Rhodes, aussi quand on ne peut aller plus loin. (…) On dit « sarrasine », « la tour sarrasine » mais c’est pour ne pas avoir à choisir. Qui l’a construite ? Les Sarrasins ou ceux qui voulaient s’en protéger ? » Une mer, deux rives et, en haut d’une tour, un homme qui témoigne des va-et-vient entre les deux rives, entre deux pays. Si un tel observateur chez Gracq attend un envahisseur improbable, ici, la mer est la Méditerranée, et les va-et-vient entre la France et l’Algérie sont réels, nombreux, tragiques. L’homme est un vieux moine désormais aveugle, Dom Aylard. Accompagné par un plus jeune, il est monté, pour la dernière fois sans doute, au sommet de la colline qui porte la tour sarrasine, où l’œil voit « les poussières de l’autre rive » dans les « mirages de la lumière de la mer ». De là-haut, Dom Aylard harangue le ciel et les anges, et délivre sa mémoire, parce qu’il vient d’apprendre, en ce 22 mars 1994, l’assassinat de Mouloud Kaléaoui, journaliste algérien, victime d’une guerre « silencieuse, cachée, mais ravageuse comme n’importe quelle guerre ». Or, la guerre a toujours accompagné le destin de Dom Aylard. Depuis un jour de 1944, où le père de Mouloud Kaléaoui, Lakhdar, a frappé à la porte du couvent à la recherche d’un chemin à travers la montagne. Dom Aylard lui fut son guide et, bientôt, son confident. Depuis un jour de 1967 aussi, où un autre homme, Sordello, assoiffé de vengeance, vint au couvent pour exiger de savoir où se trouvait ce Lakhdar. Sordello est le petit-fils du maire du village voisin que Lakhdar a assassiné à la Libération pour avoir laissé les villageois lyncher la femme qu’il aimait. Il a passé toutes ces années de guerre d’Algérie à rechercher Lakhdar. Il ne sera en paix que l’Algérien mort. La Tour sarrasine s’organise ainsi autour de ces trois dates : 1944, 1967, 1994. Si les trois récits alternent successivement, ils sont comme les trois épisodes d’une même intrigue. Leur interdépendance est d’ailleurs renforcée par la construction même du roman. Michel Séonnet a repris la forme de la sextine, un poème qui « tourne comme une hélice dans l’eau de la langue ». À chaque changement d’époque, le mot qui ouvre le récit est le même que celui qui a connu le précédent. La liaison est ainsi faite comme s’il y avait dans la voix du narrateur quelque chose d’itératif, de houleux, d’obsessionnel. Là réside une idée qui sous-tend le roman : il existe une continuité entre les guerres.
Cet âpre roman au style rigoureux et charnel entre aussi dans les motivations et l’histoire intime de chacun des personnages. Ils ont été entraînés par le flux et le reflux des événements. Seul Dom Aylard a pu tous les écouter, comprendre chacun, avoir la meilleure intelligence des événements, avec le pouvoir que cela lui conférait mais aussi une terrible impuissance. « Être au centre du monde. C’est ça notre choix », le choix des moines. Ceux-ci sont aujourd’hui parmi les rares chrétiens à être restés sur la terre algérienne. Mais La Tour sarrasine s’achève sur un post-scriptum daté du 27 avril 1966. Tobias, le jeune prêtre qui accompagnait Dom Aylard, a existé. Michel Séonnet nous apprend qu’au début de l’année 1966 il est arrivé « au monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, Algérie » où il a été enlevé. Depuis, on sait qu’avec six autres compagnons il a été tué par des islamistes. La guerre continue.