Actualité Rhône-Alpes du livre, mars 1994, par Philippe Camand
Dans son premier récit Un jour en moins, Guy Walter nous restitue par une écriture à la fois incantatoire et clinique l’émotion de ce moment intime par excellence où prend racine toute écriture, qu’elle le revendique ou non.
Si liée à notre histoire que soit une blessure, il n’existe rien en même temps de plus universel. La force de ce singulier récit ouvertement et intimement autobiographique est de vous travailler au corps avec les mots et de vous révéler à votre propre fracture.
Singulière entreprise biographique qui vous Immerge dans la langue pour faire mal là où l’histoire commence.
Pour le narrateur, ce sera une envie de mourir un jour de vacances en Autriche et la chute du haut d’une échelle de bois dans une grange à foin. Ce sera aussi la traumatisante « nuit de halètements et de recours à la chair » que connaissent bien les analystes. Ce sera enfin la voix de son père qui, écrit-il, « au lieu de protéger ma nuit, de s’élever comme un rempart, de m’entourer comme une enceinte pénétrerait ma nuit par les deux bouts… » et la révélation de ce « vide qu’il ne pouvait pas combler un trou définitif. C’était un mot : juif ». Mais ce sont les faits bruts et la force de ce texte, c’est que justement, ils ne nous sont pas « racontés ».
Ils apparaissent en filigrane, puis avec des traits de plus en plus nets au fil d’une écriture qui est tout à la fois une plainte et une conjuration, un effort désespéré d’en appeler à ce juste équilibre de l’enfance qui n’aurait dû cesser d’être et en même temps une des plus belles descriptions de l’état d’enfance qu’il soit donné de lire. Ainsi, en rendant à la littérature la capacité d’exprimer les symptômes, les faits cliniques, le tragique de la blessure en dehors du vocabulaire analytique l’auteur fait œuvre de « poétique » et s’avance dans un champ littéraire peu et souvent mal exploré dans la récente inflation biographique. Œuvre de « poétique » dans le sens où l’écriture amène le lecteur à convoquer au tranchant de cette écriture, ce qui en lui est pris dans les rets d’une langue qui à force de mettre des mots sur les souvenirs s’ouvre à la mémoire.
Ce sont alors deux enfances qui s’écrivent en parallèle. Celle du narrateur émerge d’un jour qui « est une obtention de lumière et une obligation d’obscurité ». Mais la vision d’une photographie de déporté dans un album appartenant à sa tante va mettre à mal cette obligation d’obscurité : « 1’horreur je le sais a dévasté ce qu’il y avait de nuit au fond de moi, il y en avait de la nuit au fond de moi, il y en avait, je le sais. Il y avait une belle quantité de nuit, une quantité d’enfance une juste quantité. Mais l’horreur est si grande qu’il y eu plus de jour en moi, de jour en dedans de moi. Il a fait jour à l’intérieur de moi et il fait encore jour maintenant ». L’enfance du lecteur apparaît elle aussi au fil des pages. Elle s’imbrique même parfois en étroite symétrie. L’entant sans enfance du narrateur peut aussi révéler l’enfance sans enfant. On peut tuer l’« enfance » d’un enfant. Mais d’avoir failli être tué, un enfant pourra être la seule justification à vivre du futur adulte jusqu’à ne jamais parvenir à lui céder sa place.
La force du livre de Guy Walter ce sont ces pages où l’écriture réussit à tracer les contours que l’on croyait à jamais livrés au vide, d’une blessure qui vient se recomposer sur l’arête des mots. Les mots qui viennent par flux successifs tissent la trame d’une mémoire et engendrent cette capacité d’arrêter chaque lecteur sur le lieu exact où la blessure a fait pour lui œuvre d’histoire. Ponctué au fil des pages de véritables élégies ce texte apaise le lecteur. Il faut toujours mettre des mots sur une blessure douloureuse. Et l’on croit toujours ainsi que le veut l’expression communément employée, qu’il faut « faire le jour ». Or, l’on découvre dans ce texte, que c’est peut-être bien une vraie nuit qui seule peut apaiser la blessure constamment dénoncée par le regard du jour. Et cela, seul un poète pouvait nous l’apprendre.