Le Point, 20 mars 2014, par Michel Schneider
La folie de peindre
Avec Outre mesure, Guy Walter livre un autoportrait de l’écrivain en peintre.
C’est le secret de Trophime, celui qui lui fera peindre des bouches ouvertes, des cris, des choses que l’on ne doit pas entendre. La peinture doit avoir la force du vent. » Outre mesure n’est ni un roman, ni une étude sur la peinture, ni même un ou des récits. « Histoires », précise en sous-titre l’auteur, qui reprend le genre du portrait de peintres que Pierre Michon avait réinventé dans les traces de Giorgio Vasari. Moins des portraits de peintres, en vérité, qu’un autoportrait polyptyque de l’écrivain en peintre. Des journaux intimes à la troisième personne. Qu’y a-t-il de commun entre les baroques Francesco Furini ou, en France, Trophime Bigot et le maniériste Quentin Varin, entre le vériste Antonio Mancini et son contemporain, l’intimiste Fantin-Latour ? Guy Walter, serait-on tenté de répondre. C’est lui qui fait le lien par son écriture serrée et dense, son goût du noir et de l’amer, son attrait pour les corps qui échappent au pinceau comme à la caresse, cette poursuite effrénée du mystère où l’autre se dérobe lorsqu’on l’appelle, ce presque rien qu’on cherche à nommer mais qu’aucun langage ne pourra jamais restituer : l’amour.
Écrivain rare. Plus proche du Caravage que de La Tour, avec ses phrases brèves et brusques comme des éclats de clair-obscur, Walter peint la folie de peindre : « On peint ce qui est en nous, ce qui n’a pas de bords, ce qui est noir à l’intérieur », dit-il de Bigot, peintre de l’Homme criant (vers 1625). Ainsi de l’écriture, une chose noire qui passe par la bouche, venue de l’intérieur et de l’antérieur.
Guy Walter est un écrivain rare. Il publie peu mais haut. Il est beaucoup question de couleurs et de peinture, de dimensions, de bords, d’espace, de distances dans Outre mesure. Mais il y a, mots sous les mots, livre dans le livre, d’autres questions : Qu’est-ce qu’être un homme, un fils, un père ? Qu’est-ce qu’aimer : chercher dans le corps d’un autre l’entrée des rêves ou défaillir un peu ?
Peu s’en faut, cette belle et rêveuse expression, revient dans ses pages et nous laisse indécis : le peu qui manque est-il si peu quand il nous sépare de ce qui est démesuré et hors d’atteinte : la vérité, qu’elle soit d’un être ou d’une œuvre ?