Page des libraires, septembre 2000, par Renaud Ego
À langues trop tirées
D’un côté, il y a la télévision qui, ne disant rien, parle à tout le monde, de l’autre la littérature qui parfois dit beaucoup, comme La Langue, et mériterait de nombreux lecteurs.
C’est un drôle d’endroit pour leur rencontre : un café quelque part au milieu de nulle part. Elle est serveuse, jeune encore, jolie sans être élégante – on est quelque part où la place de l’élégance, c’est le temps qu’on peut lui consacrer et le goût qu’on en a encore, c’est-à-dire, dans les deux cas, pas beaucoup. Lui vient de la ville ; il sait parler, connaît les mots, il a peut-être même écrit des livres. Entre eux, il y a tout ce qui peut les séparer, à commencer par la langue. D’ailleurs, ils ne parlent pas au début parce que, entre eux, une autre langue parle, bave plutôt, suinte – quelque chose comme 1’est l’incontinence urinaire. C’est la télé, « le grand vacarme du presque rien » comme lui – « l’intello » – le dit.
Le livre s’ouvre sur ce volapük de la langue évidée, parlée à tout le monde, et qui permet à chacun, la répercutant à son tour, de parler pour ne rien dire. Invité, il y a longtemps déjà, à s’exprimer à la télé, Jean Anouilh avait décliné l’offre, parce que, justement, il n’avait rien à dire à tout le monde. Quand la télé se tait pourtant, elle nous ouvre au vertige du silence qui permet parfois que l’on s’entende. Ces deux-là, la serveuse et l’intello, vont essayer. Lui tout d’abord, bien qu’elle se méfie de « sa gueule de pas d’ici, une gueule de j’voyage, j’connais le monde… ». Tout en angles vifs et ecchymoses, elle n’est pas du genre à s’en laisser conter par les bavards. Elle s’en méfie d’autant plus que les mots de l’homme lui semblent sans poids, sans chair quand, elle, elle est chair, et lourde : « je suis lourde, j’ai mangé des pierres toute ma vie… » Lourde, mais avec assez de désir de ne l’être pas pour se laisser prendre aux mots qui disent de beaux ailleurs véritables.
« Frrrfrrfrroc… France sous le choc. Terrible pidémie de listéria, qui rappelans-le a déjà fait sept morts. Rappelans, rappelans toujours. Au nom du principe de précautian, saus-préfet déclaré la guerre aux pots de rillettes… », ruisselle la télé dans un coin, pendant que l’homme invente des récits autrement compliqués et beaux qui finissent par intriguer cette femme; alors elle demande: « Ça veut dire quoi beau ? » et lui « Ce qui est beau, c’est ce qu’on ne verra jamais deux fois », où j’entends l’écho d’Aragon, disant en substance dans Traité du style, j’appelle bien écrit ce qui ne se dit pas deux fois. Parler, c’est vouloir atteindre l’universelle singularité de chaque chose, et elle qui voulait être « naturellement pas aimable, hirsute et puante, et belle et joyeuse aussi, et libre comme une bête », se laisse saisir par les phrases de l’homme qui, avec elle, cherche les beaux mots exacts qui pourraient dire le sang qui bat en elle. « Si tu trouves des mots, des mots exacts, pour parler du sang, ça veut dire que ta phrase va être un peu rouge avec des reflets dorés, et chaude et poisseuse, et inexorable. » Allumée dans un coin, la télé continue à déverser ses ordures. Ce coin, qui a pris toute la place au point d’être devenu la place – l’agora – où l’on fait l’opinion, le beau temps, le pouvoir, devient même un personnage de cette belle fiction. Apparaît alors dans le livre un parfait abruiti, si l’on veut bien de ce néologisme à dire l’espèce légumière nouvelle que produit l’universel écran.
C’est contre la puissance insidieuse de sa novlangue et peut-être pour ceux qui en sont les victimes que La Langue a été écrit. Concluant sa réflexion dans Mal placé, déplacé, Olivier Rolin, ce voyageur qui a des passions d’exode et un vrai goût de l’étranger, y défend la langue française contre « la langue stéréotypée » que tendent à imposer « le déclin commercialement programmé de la culture écrite et l’ascension de la “communication” audiovisuelle ». C’est dit nettement et le combat emporte l’adhésion.