La Croix, 19 mai 2011, par Sabine Audrerie
Maurice Nadeau, cent ans de compagnonnage
Éditeur, critique, fondateur de la Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau est avant tout un lecteur. Présentation d’un passionné à la forme stimulante.
Dans deux jours, le 21 mai, Maurice Nadeau aura 100 ans. Mais il ne fêtera cet anniversaire que le lendemain, car le jour même sa petite-fille, Zoé Bruneau, comédienne comme sa maman Claire Nadeau, sera sur les planches du théâtre du Palais-Royal. La famille, vraie ou d’adoption, voilà peut-être le secret de longévité de Maurice Nadeau. S’il vit seul avec son facétieux chat noir Grizby dans son appartement rempli de livres et d’objets africains, et si éditer ou critiquer revient souvent à un choix solitaire, l’homme a su s’entourer et concevoir son métier comme une œuvre collective. Avec les écrivains, avec qui il a formé des duos féconds, de Perec à Houellebecq et avec ses collaborateurs, à Combat en 1945, puis chez Julliard où il sera voisin de palier de Sartre, chez Buchet-Chastel, Denoël, et, à partir de 1966, à la Quinzaine littéraire.
Le 16 mai est sorti le numéro 1038, auquel Maurice Nadeau s’affairait encore à son domicile il y a quelques jours, avant de filer à son bureau pour le comité de rédaction du numéro 1039. « Il y a encore des choses à caler avec le maquettiste, expliquait-il avec un enthousiasme intact. Si mon anniversaire pouvait être utile à laQuinzaine ce serait bien ! J’ai lié ma vie à ce journal, ça fait quarante-cinq ans que ça dure, mais les moyens ne sont jamais venus… Avant la Quinzaine, ce furent les Lettres nouvelles, revue qu’il créa en 1953. Maurice Nadeau grimpe allègrement sur un sofa pour attraper sur une étagère des éditions des années 1960. Sur les couvertures se succèdent Claude Simon, Soljenitsyne, Prévert, Bonnefoy, Beckett… « Ce qui m’intéresse, autant que la lecture, ce sont les rencontres. C’est quand même une façon pas trop désagréable de passer sa vie. C’est ce que j’en retiens : les amitiés. Et aujourd’hui, en temps de crise, tout ce qui est collectif me remplit d’espoir. »
On sent chez lui cette grande force d’avoir fait face à la perte d’êtres chers, parmi lesquels sa collaboratrice Anne Sarraute, en 2008, et son épouse Marthe, il y a vingt-cinq ans. « Le monde a changé, mais j’ai l’impression de toujours vouloir ou pouvoir jouer un rôle, agir, de pouvoir vivre sans dépendre, en me disant “contre” Cela vient de mon passé, de ce qu’on m’a pris mon père, mort à la guerre quand il avait 26 ans et moi 5 ans, de ce que ma mère était femme de ménage, de ce que je me suis engagé, puis qu’il y a eu la guerre, la Résistance… il y a toujours un entourage, un contexte. »
Le travail est le moteur de Nadeau, que Michel Leiris appelait « un héros du travail ». Cette opiniâtreté amusait aussi Henry Miller, qui lui lançait souvent avec humour, en français avec son accent américain avalant les « r » : « Maurice : toujours au boulot ! » et qui lui écrivit, saluant la publication de son essai sur Flaubert : « Maurice, il écrit aussi ! pas seulement un tâcheron… » Nadeau travaillera bientôt sur leur correspondance qui commença en 1947. Elle paraîtra en janvier prochain chez Buchet-Chastel.
« Je me suis toujours donné entièrement, confie Maurice Nadeau avec un peu plus de gravité. Comme enfant de chœur, comme militant politique, comme éditeur. Je croyais fermement aux saints. Quand j’ai perdu la foi, je les ai retrouvés sous forme de créatures politiques, d’écrivains, et je me rends compte que les gens que j’ai le plus admirés, ceux dont je parle dans Grâces leur soient rendues,sont morts comme le Christ, se sont sacrifiés… La foi au fond ne s’en va jamais. Elle se transforme. »