L’Humanité, 21 mars 2002, par François Mathieu
Une traductrice rencontre son auteure
Avec Matriochka, Cristina Comencini a écrit un roman sur les enjeux de la création féminine. Carole Walter, sa traductrice, évoque pour nous sa complicité.
Peut-être parce qu’elle avait lu certaines des biographies écrites par Chiara, Antonia, célèbre artiste, femme sculpteur, obèse, malade, a demandé à un éditeur de choisir la jeune femme pour écrire sa biographie. Tout les oppose : l’âge, le passé, le mode de vie.
Et pourtant… Au fur et à mesure des rencontres, des entretiens, Antonia révèle toutes les femmes qu’elle a été, mais pose aussi des questions à la jeune mère de famille. Dans ce dialogue intense, chaleureux, maïeutique, Chiara fait ainsi remonter des souvenirs, se découvre ; et celle qui se croyait nécessairement cantonnée à l’écriture biographique, incapable d’autre chose, se délivre de son carcan et finit par écrire une œuvre de fiction. Avec cette métaphore de la poupée russe, faite d’emboîtements successifs, à travers le tableau de deux vies dans leurs rapports aux êtres qui ont gravité, gravitent autour d’elles (pères, amants ou époux, et mères surtout), Cristina Comencini a donc écrit un roman sur les enjeux de l’écriture, sa complexité, et plus particulièrement sur la création féminine.
On dit d’une traduction réussie qu’elle se lit comme si l’auteur étranger avait écrit son roman, son poème dans la langue du lecteur. Cristina Comencini, qui connaît bien la langue française, dit un jour à Carole Walter, traductrice de ses quatre romans, que ceux-ci étaient « plus beaux en français qu’en italien ». Interrogée, Carole Walter pense qu’« une traduction réussie est celle qui est, que l’on sent juste – comme on dit “chanter juste” J’ai rencontré plusieurs fois Cristina Comencini je lui parle souvent au téléphone ; je crois que nous nous sentons très proches : à peu près le même âge, des préoccupations semblables. Bien sûr, il n’est pas nécessaire de connaître l’auteur que l’on traduit mais en l’occurrence j’ai l’impression que cette connaissance m’enrichit, à titre personnel autant que professionnel. Ayant traduit ses quatre romans, je sens avec mon “auteure” une sorte de complicité ; son écriture, son univers me sont devenus totalement familiers, j’entends même parfois sa voix – claire, directe, chaleureuse – lorsque je lis et traduis ce qu’elle écrit. »
Concrètement : « Dans ses trois romans précédents, Cristina Comencini explore constamment la sphère familiale et/ou conjugale, en portant une attention particulière à la complexité des liens entre proches ; je pense notamment à la relation très tourmentée qui (dés) unit deux sœurs, dans Sœurs, ou à celle entre père et fille dans Les Pages arrachées. »
Quant à Matriochka, ce qui l’a intéressée, « c’est à la fois la déclinaison, sur d’autres modes, des mêmes thèmes, et l’approche d’un nouveau sujet : celui de la création féminine ; j’ai toujours senti que ce problème préoccupait Cristina, qui mène de front une carrière de réalisatrice, d’écrivain et de mère de famille. L’héroïne de Matriochka accomplit un véritable “saut” en passant du statut de biographe à celui d’écrivain de fiction ; c’est l’histoire de ce “saut”, de ce revirement essentiel, qui m’a plu, ainsi que la manière dont il est raconté, selon une structure originale et savamment maîtrisée, qui permet des rapprochements et des éloignements spatiotemporels très intéressants. »
Le profane peut croire qu’il suffit de bien connaître la langue étrangère pour bien traduire ; c’est oublier qu’au-delà de la fidélité au texte d’origine, le traducteur est un écrivain qui, à partir du matériau donné, produit une nouvelle parole vivante qui nécessite un savoir-écrire… d’écrivain. « La mémoire des traductions précédentes m’aide également à faire naître et exister, vibrer le texte français, en harmonie avec l’original italien ; c’est beaucoup une question de voix, de ton, de rythme, de “musique”. Ce que j’aime surtout dans les romans de Cristina Comencini, c’est la manière simple et libre dont elle aborde les thèmes du quotidien, les relations familiales – elle a un sens extraordinaire, très juste, de l’observation ; elle mène ses analyses de manière rigoureuse et pénétrante, tout en laissant subsister en chacun de ses personnages une part de mystère, quelque chose qui échappe. Pour servir cette évocation très riche des complexités, des failles, des errances individuelles et familiales, elle emploie une écriture volontairement mate, peu colorée (que je m’efforce de restituer dans un français qui ne “sonne” pas trop). Parfois aussi, elle a recours au comique – je pense à Passion de famille, qui est un roman très brillant et drôle, façon comédie italienne, sur une famille napolitaine tout à fait extravagante. Matriochka est écrit dans un style clair et net, lumineux, sans la moindre afféterie – toutes choses qu’il convient de faire passer en français sans tricher. »
Et si, au-delà, on lui demande pourquoi elle traduit, Carole Walter, par ailleurs professeur de lettres classiques, répond : « J’ai décidé de faire de la traduction par amour de la langue française autant que de la langue italienne. J’ai toujours été fascinée par le travail de transposition dans la langue d’arrivée, ce travail d’ajustement, qui nécessite beaucoup de patience et d’écoute. Ma gratitude est immense envers celles et ceux qui m’ont permis, me permettent, de lire des auteurs russes, allemands, espagnols, japonais. » Et d’ajouter : « Si je peux participer, dans une modeste mesure, à cet incessant mouvement, à cet échange, si fécond entre les langues, je m’en réjouis. Pour moi, traduire, c’est avant tout rendre service. »