Claude Esteban

L’Ordre donné à la nuit

Collection : Collection jaune

64 pages

10,14 €

978-2-86432-447-8

septembre 2005

« Qu’en est-il de ces formes – lignes, couleurs, volumes – qui soudain nous parlent une langue qui devient la nôtre, nous communiquent une force dont nous nous sentions dépourvus ? Je ne fais guère crédit au hasard, même s’il me faut admettre que la conjonction brusque des circonstances, l’espace et le temps conjugués en un lieu et une minute, peuvent décider parfois d’un destin. Il en va des images comme des êtres de chair et de sang, hier encore ignorés de nous et que nous reconnaissons tout à coup, comme si depuis toujours une sorte d’attraction sidérale nous orientait infailliblement vers eux.

Il ne nous appartient pas davantage d’en précipiter le cours, car l’instant qui en décide n’est pas inscrit au cadran de nos horloges, mais dans la lente maturation de nos existences, dans leurs énigmes aussi, leurs échecs.

Et peut-être que La Vocation de saint Matthieu, une toile peinte voilà quatre siècles par l’immense artiste que fut Caravage, m’attendait en effet, sans que je le sache, à ce moment de ma vie. »

Si l’on se refuse à croire qu’un tableau n’est rien d’autre qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées – et cette pauvre définition, due à Maurice Denis, n’a pas cessé de faire des ravages –, si bien au contraire, on estime que tout langage de poésie, et la peinture en est une des plus pures manifestations, unit de manière insécable le signifiant et le signifié, la lettre et l’esprit qui l’anime, et s’agissant d’une image peinte, le paraître et ce qu’il donne à voir, ce qu’il propose et ce qu’il suggère, tout se lie et se lit et se révèle conjointement. La Vocation de saint Matthieu, ce ne peut qu’être, tout ensemble, le combat entre les couleurs flamboyantes et la noirceur, le déséquilibre de la composition, et ce questionnement orageux de la conscience, cet affrontement du terrestre et du transcendant.
Embrasser, d’un seul regard, la scène, puis revenir sur les éléments antagonistes qui la constituent, signifie déjà appréhender le dessein de Caravage dans ses options plastiques et son projet d’ordre spéculatif, alliance magistrale entre l’invention des formes et la singulière lecture qu’elles proposent d’un moment du récit évangélique, dont elles ravivent, si elles ne la bouleversent pas, l’interprétation habituelle. Que l’artiste ait dû se plier aux directives de ses commanditaires ecclésiastiques et donc représenter dans cette chapelle les épisodes majeurs de la vie de l’apôtre Matthieu – conversion, rédaction de son évangile, martyre – et cela afin de réaliser le vœu d’un cardinal français, Matthieu Cointrel, devenu Matteo Contarelli, toutes ces données historiographiques, dûment répertoriées aujourd’hui, ne nous éclairent en rien sur l’interprétation toute personnelle que fait ici Caravage de l’unique verset qui dans les Écritures, en termes identiques chez Marc, Luc et Matthieu, se rapporte à l’appel de Lévi, le futur Matthieu, par Jésus. « En passant, il aperçut Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui dit : suis-moi. Et se levant, Lévi le suivit. » Au laconisme du récit, à l’obéissance immédiate du publicain, paradigme parfait pour l’âme chrétienne, Caravage substitue une dramaturgie des passions autrement complexe, toute nimbée de mystère, de vacillement, de perplexité. Et le tableau lui-même, par la distribution spatiale des personnages, la dissymétrie délibérée de la composition, et plus flagrante aux yeux, la bataille que semblent se livrer ici les ombres et la lumière, traduit ces atermoiements d’un homme devant sa destinée. D’une part, surpris dans leurs calculs ou leurs plaisirs, les protagonistes du monde profane, vieillards cupides penchés sur une table, jeunes garçons paradant avec nonchalance dans leurs costumes chamarrés, jouant aux dés ou comptant des pièces de monnaie, n’importe, mais prisonniers de leurs gains, de leur goût du lucre, prêts, s’il le faut, à quelque querelle de spadassins – crépitement de couleurs vives –, et d’autre part, surgissant de la ténèbre fuligineuse, et le corps comme occulté derrière une silhouette sombre, cette figure imposante qui ne se révèle que par un profil, un bras tendu, un doigt qui se dirige, telle une flèche inflexible, vers l’homme qui ne peut comprendre, lui, le collecteur d’impôts, le protecteur de l’usure et de la lésine, qu’il est requis d’abandonner son poste et ses profits pour suivre celui dont il ignore même le nom. Autour, rien que le confinement d’une chambre, et surplombant tous les acteurs, l’opacité d’une fenêtre qui ne s’ouvre plus sur le jour.