Miguel Delibes
L’hérétique
Roman. Traduit par Dominique Blanc
Collection : Otra memoria
480 pages
20,18 €
978-2-86432-318-1
janvier 2000
C’est par Valladolid, cité puissante et prospère de Vieille Castille, que la Réforme protestante pénètre en Espagne. Le destin tragique du premier cercle de luthériens, éradiqué par l’Inquisition, fournit la toile de fond du livre de Miguel Delibes.
Mais l’art de l’écrivain transcende le roman historique. Ses personnages ne sont jamais aussi vrais que quand ils incarnent, à travers leurs idées et leurs sentiments, des figures intemporelles. À commencer par son héros, Cipriano Salcedo. Né l’année même où Luther placarde sur la porte de l’église de Wittenberg les thèses qui vont provoquer le schisme, élevé par un père froid et sévère qui lui reproche d’avoir coûté la vie à son épouse, il devient un commerçant prospère. Insatisfait, il connaîtra un bref moment de félicité dans la fraternité des assemblées clandestines. Mais le destin de l’hérétique est scellé d’avance.
Ce chant tragique, où les corps et les cœurs sont la matière même de cette œuvre passionnée, est à l’image de la jeune nourrice Minervina qui traverse le roman comme un fil d’amour tendu vers l’espoir.
Le docteur accompagna la tête pour éviter l’impact, et le bébé atterrit sur la serviette blanche que la commère tendait entre ses bras juste derrière. Elle le regarda, abasourdie :
— Un garçon, dit-elle. Qu’il est menu, on dirait un chaton.
Don Bernardo entra précipitamment. Le docteur Almenara, qui se lavait les mains dans la cuvette, le regarda fixement et lui dit :
— Voilà votre fils, monsieur Salcedo. Vos Grâces croient toujours qu’elles ont bien compté ? Vu la taille, il semble qu’il ait sept mois.
Mais l’effort, la suffocation, le raidissement de doña Catalina, qui pour la première fois de sa vie avait accompli toute seule un travail personnel, sans recourir à des mains mercenaires, produisirent leurs douloureuses conséquences. Elle se sentait épuisée et désarmée et quand le lendemain matin ils lui présentèrent l’enfant pour qu’elle lui donne le sein, le petit écarta sa tête minuscule du mamelon, secoué d’un sanglot convulsif. Le docteur Almenara, témoin de la réaction du nouveau-né, ausculta patiemment doña Catalina. Il posa la main à l’anneau sur le sein gauche de la malade, se tourna vers don Bernardo, son frère et sa belle-sœur, qui lui rendaient une visite inopinée, et prononça une autre de ses phrases lapidaires :
— La parturiente a de la fièvre. Il faudra chercher une nourrice.
L’entregent de la famille Salcedo fut mis à contribution dans la ville et les villages alentour. Don Ignacio, auditeur à la Chancellerie, où l’on préparait ce matin-là la réception du roi, fit passer le message au personnel subalterne : On recherchait d’urgence une nourrice jeune, avec un lait de plusieurs jours, saine et disposée à se loger dans la maison des parents. Ses associés dans le commerce de la laine, au Páramo, reçurent de don Bernardo la même consigne : On recherche une nourrice. La famille Salcedo a besoin de toute urgence d’une nourrice. Le lendemain à midi une jeune fille se présenta, presque une fillette. Elle venait de Santovenia, était mère célibataire, son enfant était mort à la naissance et elle avait un lait de quatre jours. Doña Catalina, dont la fièvre était encore légère, apprécia la fille : grande, mince, tendre, le sourire séduisant. Elle donnait l’impression d’une fille gaie en dépit de tout. Quand elle vit l’enfant se coller à sa poitrine et rester une heure immobile en tirant sur le téton avant de s’endormir, doña Catalina fut émue. La ferveur maternelle de cette petite transparaissait dans sa délicatesse, le soin méticuleux qu’elle mettait à coucher le bébé, leur communion à l’heure de la tétée. Émerveillée par de si bonnes dispositions, doña Catalina l’engagea sans hésiter et la félicita sans réserves. C’est ainsi que Minervina Capa, originaire de Santovenia, âgée de quinze ans, mère privée d’enfant, entra précipitamment au service de la famille Salcedo à la corredera de San Pablo, au numéro 5.