Tribune juive, 19 mai 1994, par Laurent Cohen
Le Kuzari : Le livre des livres
Apologie de la religion méprisée : tel est le sous-titre, puissamment évocateur, du Livre du Kuzari, aujourd’hui entièrement retraduit en français par Charles Touati. Essai philosophique aux structures dialogiques, composé par le poète, philologue et théologien Juda Hallévi (1075 ?-1141), ce texte invite le lecteur à explorer jusqu’en leurs moindres recoins les mystères comme les trésors de la Loi divine.
Le Kuzari est un ouvrage qui en contient des milliers d’autres ; en 1’abordant, on ne peut s’empêcher de songer à ces littérateurs, tels Mallarmé, Flaubert, Kafka, qui brûlèrent d’écrire une sorte de livre des livres, ou encore au projet d’un Rabbi Menahem Mendel (1787-1859), le Juste de Kotsk, cloîtré durant deux décennies dans une chambre à l’intérieur de laquelle il s’ingénia à composer un Sefer ha Adam, ce Livre de l’Homme censé poser toutes les questions du monde pour enfin y répondre. Seule restriction : la longueur du texte ne devait pas dépasser une page. C’est ainsi que cette feuille – « feu-œil », comme le disait Jabès – ne nous parvint jamais.
L’intention de Juda Hallévi, dans Le Kuzari, recèle également quelque chose de cet extraordinaire héroïsme intellectuel. Elle procède de ce désir d’appréhension frontale des énigmes de l’Écrit comme de l’Histoire, d’une croyance d’airain en la nécessité du conflit dialectique mais, surtout, du refus de comprendre la magnificence passée d’Israël comme figée dans le temps pour, au contraire, y déceler les prémisses de la consolation du peuple auquel Dieu S’est révélé. Plus tard, beaucoup plus tard, le Maharal de Prague réactualisera cette lecture, qui trouvera enfin son aboutissement le plus flagrant dans la doctrine du Rav Abraham Isaac Kook, premier théoricien du sionisme religieux.
En attendant, on saisit d’emblée en quoi le propos d’Hallévi vient heurter de plein fouet islam et christianisme – quand il ne réduit pas en charpie les ratiocinations des intellectuels liés aux sectes philosophiques qui pullulaient à l’époque. La mise en scène du Kuzari – ouvrage ne contenant qu’une longue série de dialogues – s’inspire de la conversion des Khazars au judaïsme vers leVIIIe siècle. Le roi de ce peuple (le Kuzari) est en proie à une paralysante angoisse métaphysique. À maintes reprises, en rêve, un ange lui apparaît pour tenir ce langage : « Ton intention est agréée par Dieu mais tes œuvres ne le sont pas. » Il interroge donc tour à tour un philosophe (professant la croyance paradoxale en une divinité désincarnée, impersonnelle), un rabbin, un théologien chrétien et un Docteur de l’islam ; ces deux derniers justifient leur foi respective comme des impératifs catégoriques vis-à-vis de ce qui les précède : le chrétien, fort classique dans son argumentaire, évoque en termes élogieux l’ancien Israël, sa proximité – à l’échelle collective – du divin, ses textes fondateurs, mais ne manque pas d’affirmer que « au terme fixé pour les enfants d’Israël, la divinité s’est incarnée, elle est devenue un embryon dans le ventre d’une vierge […]. Elle a enfanté un être extérieurement humain, mais intérieurement divin ». Pour lui, la caducité du judaïsme rabbinique est donc une évidence.
Arrive le musulman : il convient que l’on ne peut suspecter les faits relatés par la Bible hébraïque « d’être l’effet d’un artifice ou d’une hallucination » (car là encore, ce serait croire en un phénomène de délire collectif) ; il ne repousse pas non plus l’idée d’une mission prophétique de Jésus, pourtant, « nous affirmons que notre prophète est le sceau des prophètes, dit-il : il a abrogé toutes les lois antérieures et a convié toutes les nations à adhérer à l’islam ».
À deux reprises, il s’agit donc de révélations destinées à un seul individu (Jésus ou Mahomet) qui, par la suite, dut se charger d’user d’arguments persuasifs ou apodictiques afin de s’assurer un entourage. Rien de tel en Israël : dès l’épisode sinaïtique, Dieu fait irruption dans l’Histoire ; de cette théophanie, des centaines de milliers d’hommes furent témoins, des hommes « à l’esprit critique aiguisé, qui avaient été élevés en Égypte dans l’idée que Dieu ne peut adresser la parole à des mortels, et qui ne s’en laissaient aucunement accroire. La tradition ininterrompue, qui vaut l’expérience sensible, a transmis la mémoire de ce miracle aux générations ultérieures ». Israël est donc avant tout un fait originellement collectif. Dans l’optique de l’auteur, le consentement spirituel (l’acceptation du Joug des Cieux) est donc l’apanage d’une nation tout entière composée d’acteurs-témoins et non d’un seul être-élu visité dans le plus profond seulement condamnant ses disciples à le croire sur parole. À partir d’un tel postulat, le Kuzari ne va cesser de questionner le Rabbin sur les grandes lignes de la Loi ; et là, Juda Hallévi va déployer toute son érudition théologique : problèmes liés à l’emploi régulier des anthropomorphismes (bien avant Maïmonide qui ne rédigea son Guide des égarés qu’en 1200), élection d’Israël, centralité du pays de Sion (d’où l’influence radicale duKuzari sur les sionistes religieux), sciences profanes, transmission de la Tradition, précellence de la langue hébraïque, attributs divins, réflexion sur les croyances « éternistes » par opposition à celle d’Israël affirmant l’apparition de la matière à partir du néant (croyance qui notamment se concrétise par la stricte observance du chabbath), considération sur la dynamique communautaire et critique de l’ascétisme – bref, la place nous manque ici pour énumérer l’ensemble des thématiques méthodiquement analysées dans cet ouvrage. Remarquablement traduit par Charles Touati, auquel on doit déjà des travaux rares et précieux consacrés à Gersonide, Le Kuzari est un livre qui se lit comme un roman philosophique ; à cette différence près qu’ici, la vérité a destitué la fiction.