Information juive, septembre 1994, par Charles Mopsik
Pendant très longtemps attendu, le Kuzari de Juda Hallévi vient enfin d’être intégralement traduit et publié en français. Nombreux sont les francophones qui désiraient ardemment lire cet ouvrage qui est l’un des plus grands et des plus célèbres livres que compte la pensée juive. Nul mieux que Charles Touati, savant réputé au niveau international, qui a formé plusieurs générations d’étudiants aux disciplines d’étude scientifique du judaïsme, ne pouvait affronter les difficultés de ce travail de traduction depuis l’original arabe, confronté avec la version hébraïque ancienne et méticuleusement annotée.
Cet ouvrage entre désormais dans la bibliothèque des livres que tout homme cultivé, tout juif soucieux de son patrimoine culturel et intellectuel, se doit de posséder. Et il y tient l’une des toutes premières places. Un livre tant espéré acquiert un statut spécial et mérite une attention particulière. Il n’est plus seulement un grand ouvrage classique, l’un de ceux que l’on doit lire impérativement. Il tient une position dans l’histoire des idées et des croyances religieuses du judaïsme, et cette position, il la conserve par-delà les siècles et les continents, car il traverse intact les multiples changements que subit la vie des peuples, et il éclaire le présent de sa lumière éternelle. De nos jours surtout, où la confusion, l’ignorance voire même le mensonge s’insinuent partout dans les milieux prétendument religieux du judaïsme, le livre de Juda Hallévi, servi avec brio par la traduction de Charles Touati, apporte une bouffée d’air frais, et nous donne le sentiment que le judaïsme a encore quelque chose à dire de l’ordre du clair, du vrai, du juste, en un mot du divin.
Les leçons du Moyen Âge
Le contenu de cet ouvrage, présentation systématique de la religion juive d’un haut degré d’élévation spirituelle, fait voler en éclat l’obscurité – sinon l’obscurantisme – qui sévit aujourd’hui dans les présentations qui sont faites communément de la religion de la Torah. Le Kuzari a été achevé en 1140, à Cordoue, donc en plein Moyen Âge. Ce Moyen Âge que les modernes disent souvent obscur et dont le nom est devenu synonyme d’un état de barbarie culturelle et intellectuelle, a plus d’une leçon à nous donner. Ses grands penseurs comme Juda Hallévi paraissaient des modèles de sagesse, de discernement, de raison et de savoir si on les compare aux cuistres prétentieux qui passent pour des maîtres en matière de judaïsme, qui sévissent largement aujourd’hui avec l’aide des médias de masse. C’est pourquoi les enseignements, mais aussi la tonalité et le style d’écriture et de pensée d’un Juda Hallévi, sont de précieux témoignages pour nous, génération qui n’a pas eu le mérite d’avoir de vrais maîtres, ils attestent qu’une telle forme de judaïsme, sain d’esprit, patient, méthodique et rigoureux dans ses démonstrations, élevé spirituellement, profondément sérieux dans la conscience qu’il a de lui-même, a bel et bien existé.
Le sous-titre de l’ouvrage, Apologie de la religion méprisée, fait allusion au dialogue que le rabbin, principal intervenant du livre, a entamé avec le roi des Khazars, de ce royaume semi-légendaire qui se serait converti au judaïsme à l’instigation de son souverain. La religion juive était un objet de mépris pour les nations chrétiennes et musulmanes, ainsi que pour les philosophes, qui voyaient en elle la survivance d’un échec historique et religieux marqué par la destruction du Temple et l’exil d’Israël. Le rabbin dans la bouche duquel Juda Hallévi met son apologie du judaïsme, confronté à ce mépris universel, répond point par point en faisant la démonstration de la valeur et de la haute dignité de cette religion, allant jusqu’à affirmer que toutes les sciences, y compris la philosophie, proviennent des Hébreux et sont ensuite passées chez les Grecs. Israël, situé au cœur des nations, remplit une mission universelle en faveur du vrai Dieu et de la Loi révélée. Le rabbin, au terme de son discours, après avoir convaincu le roi des Khazars, décide de se rendre à Jérusalem car, dit-il, c’est en ce pays seulement que les œuvres religieuses peuvent être parfaitement accomplies. Le Kuzari, considéré comme un grand classique de la philosophie juive médiévale, exerça une immense influence et fut plusieurs fois commenté. Les cabalistes en particulier lui doivent beaucoup. La centralité très moderne qu’il accorde au pays d’Israël fait qu’il a été très lu par les tenants du sionisme religieux. Il est sans doute la principale source d’inspiration médiévale de la pensée juive du XXe siècle.
À ce titre, sa lecture est indispensable pour comprendre comment et à partir de quelles prémices les discours et les idéologies religieuses modernes ont été élaborés.