Tribune juive, mars 1998, par Laurent Cohen
Aman, le persécuteur des juifs
L’argumentaire développé par Aman pour persuader le roi Assuérus d’éliminer le peuple juif, s’il fut prononcé durant l’Antiquité, est déjà un modèle du discours antisémite moderne : refus d’assimilation du Peuple-Un, pratiques occultes et orgueil démesuré.
Parmi les multiples commentaires du récit biblique, le Meam Loez présente notamment cette particularité : il recèle tant des éléments exégétiques extrêmement profonds, venus de la littérature midrashique, talmudique et zoharique, que des fragments que l’on croirait presque issus de simples légendes populaires, aussi belles que naïves. Ajoutons à tout ceci les libres variations autour de nombreux versets auxquelles s’adonnent avec une totale liberté les auteurs du Meam Loez – et nous obtenons un ensemble qui demeure jusqu’à ce jour un des documents les plus utilisés dans l’univers des yeshivot de toutes obédiences.
Le Meam Loez sur le Livre d’Esther – et donc sur tout ce que la mémoire juive a retenu, appris, médité des « événements » liés à Pourim et à la tentative de destruction totale d’Israël – connut une première publication en 1864, à Smyrne. Son auteur, Rabbi Rafaël Hiya Pontrémoli, n’a pas légué à la postérité le moindre renseignement d’ordre autobiographique. Certains ont tout au plus déduit de quelques sections de son commentaire qu’outre ses activités d’exégète, il fut médecin. Quoi qu’il en soit, s’il n’est pas concevable d’apporter ici une vue d’ensemble de son travail sur le Livre d’Esther, on notera l’insistance avec laquelle il tente de cerner au plus près, puis d’analyser la mécompréhension du fait juif qui fut à l’origine du génocide avorté de Pourim.
Aman, l’archétype du « méchant », eut en effet ces phrases à l’adresse du roi Assuérus – des phrases qui constituent peut-être la version la plus terriblement ramassée de ce qu’allait devenir l’antisémitisme à travers les âges : « Il est une nation répandue et disséminée parmi les autres nations dans toutes les provinces de ton royaume ; ces gens ont des lois qui diffèrent de celles de toute autre nation ; quant aux lois du roi, ils ne les observent point : il n’est donc pas de l’intérêt du roi de les conserver » (Esther, 3, 8). On remarque donc que c’est le particularisme radical d’Israël qui tend à justifier que l’on raye son nom de la mémoire humaine. Or, Rabbi Rafaël Hiya Pontrémoli est tout à fait catégorique : c’est parce que ce même particularisme subit une très grave distorsion, en ceci qu’il est perçu et interprété comme une marque de misanthropie, de haine de toute sociabilité, qu’il dérange au point que l’on souhaite « assainir » l’humanité de sa présence dangereuse. Reprenant à son compte les techniques de réécriture midrashique du texte biblique, l’auteur du Meam Loez sur le Livre d’Esther va donc « élargir » le discours d’Aman, en révéler ce que la Bible elle-même ne fait que suggérer ; d’abord, Aman aurait donc « rassuré » le roi en lui déclarant ceci : personne n’entravera son projet de destruction d’Israël, et même une simple réprobation morale n’est ni à envisager, ni à craindre. Au lendemain de la Shoa, qui fut aussi un temps de solitude juive absolue, ces phrases, censées avoir été prononcées durant l’Antiquité, provoquent une sensation étrange chez le lecteur : « Ce peuple […] se dit “peuple un”, et refuse de s’assimiler aux autres. C’est lui que je te demande d’éliminer, et tu n’as pas à craindre que les autres peuples en prennent ombrage. »
Ensuite, viennent de terribles accusations. L’altérité d’Israël, son être-ensemble, vont devenir synonymes de pratiques occultes, perverses et, surtout, de haine mortelle à l’égard de tout ce qui n’est pas juif. Par ailleurs, ce particularisme est ressenti comme un signe d’orgueil démesuré parce qu’il ne tolère aucune exception ; autrement dit, Israël ne se prosterne que devant l’Éternel – et ceci suffit donc à tenter de briser à jamais la fierté de ce peuple : « Si tu veux connaître leur Loi, dit Aman à Assuérus, prends la tienne et c’est en tout point son contraire. Ils sont tenus d’agir ainsi, car il est écrit chez eux : “Leurs ordonnances, vous ne les suivrez pas”… Du moins tous les peuples s’asseyent-ils ensemble pour partager leurs repas ; mais eux ne se mélangent avec personne pour éviter des mariages mixtes qui leur sont interdits et leurs sages ont rendu cette interdiction encore plus sévère. Vois leur comportement et l’estime qu’ils ont pour toi ! Si tu leur ordonnais de venir dîner chez toi, ils trouveraient tous les prétextes pour refuser, par peur d’un tel mariage – comme si un roi voulait s’allier à eux ».
Nous pourrions multiplier les citations, mais l’essentiel a été dit. Plus tard, Aman, « persécuteur des juifs », aura finalement gain de cause devant le roi et tout sera tenté afin de débarrasser le royaume – et plus largement, comme il ressort des paroles d’Aman, la terre entière – des juifs et de leur doctrine. Le miracle, lové dans les « lois de la nature », interviendra pourtant – et le Livre d’Esther se termine sur une happy end après que tout un peuple eut frôlé la catastrophe. Outre les nombreuses trouvailles exégétiques et des trésors de légendes anciennes, le Meam Loez offre une vision quasi systématique d’un argumentaire antisémite qui ne vaut pas seulement pour l’épisode de Pourim, mais touche à l’essence même d’un phénomène aussi vieux qu’Israël lui-même.