Tribune juive, 15 décembre 1994, par Laurent Cohen
Juifs et Soufis en terre d’Islam
Aujourd’hui, l’évocation du mouvement hassidique nous renvoie quasi systématiquement à la figure du Baal Shem Tov et aux contrées d’Europe orientale du XVIIIe siècle. Pourtant, il est une confrérie piétiste qui se développa cinq cents ans plus tôt en Orient musulman dont la vivacité, mais surtout, les racines et les influences spirituelles commencent à attirer l’attention des chercheurs.
Ses particularités ? Avoir pour figures emblématiques les descendants directs de Maïmonide et se situer à la confluence de la mystique juive et du soufisme islamique.
Peut-on parler de « Juifs soufis » ? Avant de tenter de répondre à cette épineuse question, il s’agit de percer à jour ce qu’elle recèle de positif ou de recevable au regard de la tradition mosaïque, mais aussi, de scandaleux comme de subversif. D’emblée, le soufisme (né dans les premiers siècles de l’Islam) se présente comme une doctrine qui entre en rébellion contre le légalisme des dogmaticiens musulmans. Sans pour autant professer la caducité du sens obvie des sourates coraniques, les contemplatifs et autres ascètes qui œuvrèrent à l’effloraison de ce courant tentaient de pénétrer l’aspect interne, intime, du verbe mahométan. Dans leurs écrits, ils proposent un cheminement initiatique visant à se dépouiller des voiles qui obstruent la lumière divine. C’est ainsi que des formes d’anachorèses se voulant typiquement soufies voient le jour de façon plus ou moins clandestine en raison de l’opposition que rencontre le mouvement en milieux traditionalistes. Cependant, à partir duXIIIe siècle, notamment en Égypte, le soufisme devient une composante incontournable de la réalité religieuse et ses adeptes peuvent s’afficher de plus en plus librement. Mais comment tout ceci nous mène-t-il au monothéisme juif ? Un bref retour dans l’Histoire va ici nous permettre de mieux cerner la chose : le judaïsme comporta de tout temps en son sein une composante piétiste modérée ; ses membres – les hassidim – mettaient plus volontiers l’accent sur une forme de sagesse spécifique (dont les Maximes des Pères demeurent l’indépassable épitomé) que sur une saisie spiritualiste des versets de la Thora – même si par ailleurs, il est vrai que les Sages du Talmud furent également, dans leur immense majorité, d’éminents ésotéristes. On peut dater la première rencontre judéo-soufie digne de ce nom vers le XIIe siècle de l’ère chrétienne en terre d’Égypte. Les principales figures du piétisme juif auront pour noms Abraham Maïmonide (1186-1237), fils de l’auteur du Guide des égarés, et plus tard, Obadia Maïmonide (1228-1265) et David II Maïmonide (1335-1415), respectivement auteurs du Traité du Puits et du Guide du détachement. Longtemps négligés – voire occultés – ces deux textes ont fait l’objet d’une publication française précédée d’une étude aussi rare que précieuse du très grand orientaliste Paul Fenton.
Avant de savoir si oui ou non ces petits ouvrages exhalent un parfum soufi, examinons les traits communs aux hassidim d’Orient et aux mystiques musulmans. On peut déjà parler d’analogies troublantes dans la manière qu’ont les uns et les autres de louer le Dieu Un : les hassidim égyptiens sanglotent durant leurs offices (les soufis sont nommés « pleureurs » en raison « de la profusion des larmes qu’ils versent au moment de la prière ») ; les piétistes juifs s’imposent une stricte ascèse en laquelle on décèle, dans une large mesure, l’empreinte soufie : jeûnes de la parole, dédain de l’hilarité, résistance au sommeil (« ne dors que lorsque tu y es contraint par épuisement »), et dénonciation de toute forme de superfluité ; les deux groupes privilégient la dissimulation aux yeux du vulgaire ; l’esseulement est élevé au rang de « discipline prophétique » chez les hassidim, tandis que pour des raisons dont nous débattrons plus loin, la solitude est, selon les soufis, une pratique incontournable dans la voie conduisant à la Réalité absolue ; les séances d’évocation de noms divins occupent une place prépondérante dans les techniques dévotionnelles du soufisme égyptien et s’accompagnent de concerts au cours desquels les sujets entrent éventuellement en transe – seule cette dernière notion extatico-musicale est absente du rite piétiste juif ; plus étonnant encore : les hassidim« officialisent » l’ablution des pieds comme préliminaire à toute forme de prière canonique, ce qui est, bien entendu, une habitude musulmane ; ils se disposent en rangées ; introduisent une gestuelle où la prosternation se conjugue à l’extension des mains (là encore, on discerne une certaine théâtralité typiquement soufie) ; enfin, détail qui mérite que l’on s’y attarde, les rituels liés à la symbolique du vêtement sont en tout point identiques au sein des deux confréries.
L’antériorité hébraïque
Voyons ce qu’en dit Abraham Maïmonide : « Tu connais l’usage des anciens saints d’Israël, qui n’est plus ou peu pratiqué par nos contemporains, qui est devenu à présent l’apanage des soufis de l’Islam, à cause des iniquités d’Israël, à savoir que le maître vêt le novice d’une tunique lorsque celui-ci s’embarque sur la voie mystique. “Ils recueillirent Tes paroles” (Deutéronome 33, 3) [c’est-à-dire qu’ils empruntèrent ceci aux juifs]. C’est pour cela que nous les imitons et leur avons emprunté le port de frocs sans manches et d’autres habitudes. » Abraham Maïmonide introduit ici une idée fondamentale : les pratiques soufies s’originent dans le judaïsme authentique, pré-exilique ; il est donc légitime, et même fortement recommandé, de les refaire siennes : « Ne considérez pas inconvenante notre comparaison des (véritables vêtements des prophètes) avec le comportement des soufis, car ces derniers imitent les prophètes (d’Israël) et marchent sur leurs pas, et non les prophètes sur les leurs. » Citons enfin ce fragment on ne peut plus explicite du même auteur : « Nous voyons que les soufis de l’Islam se livrent à cette mortification de soi en combattant le sommeil […] Observe donc ces traditions merveilleuses et soupire de regret en voyant comment elles nous ont été enlevées et transférées à une autre nation que la nôtre, tandis qu’elles ont disparu parmi nous. » Quel que soit le bien-fondé de ces assertions quant à l’antériorité hébraïque des coutumes soufies, il s’agit de ne pas perdre de vue leur dessein stratégique immédiat : l’establishment rabbinique égyptien restait pétrifié dans un traditionalisme frileux qui lui imposait une conduite a priori critique et hargneuse vis-à-vis de ces hassidim mus par une incontestable énergie révolutionnaire. Ces derniers se devaient donc de livrer des signes irréfutables d’« orthodoxie » qu’ils n’hésitèrent pas à puiser dans un passé lointain. Cela étant, les piétistes juifs et les soufis s’opposent sur un point doctrinal essentiel : les premiers guettent l’éclat prophétique dont Dieu pourrait, au terme d’un périlleux cheminement de l’âme, les gratifier ; les seconds voient en Mahomet « le sceau des prophètes » et n’ambitionnent que de gagner le domaine de l’intériorité de sa révélation. Mais à ces divergences (et en dépit de leur énormité), les institutions rabbiniques officielles demeurèrent sourdes et l’on peut supposer que leurs responsables eurent parfois recours à la répression pour tenter d’éradiquer le phénomène des « juifs soufis »…
Le Traité du Puits, d’Obadia Maïmonide, est un livret où se succèdent des thèmes qui, légèrement reformulés, feront plus tard les joies tant des hassidim rhénans que du hassidisme beshtien. L’ensemble de l’essai est dominé par la notion de guerre que l’être livre à ce qui, en lui, s’oppose à l’épanouissement spirituel. S’il est vrai que l’on découvre, parfois de façon flagrante, des intuitions proches de celles du grand mystique musulman Abû Hâmid al-Gazâlî, on retrouve aussi, par exemple, l’allégorie de « la ville assiégée » se rapportant en fait à l’intellect subissant les assauts de la sombre négativité qui est en l’homme ; notons que cette image sera intégralement reprise, quelques siècles plus tard, par les maîtres de la pensée Habad. Comment ce dernier transfert a-t-il pu s’opérer au mépris de l’espace et du temps ? Paul Fenton répond fort prudemment en évoquant une certaine continuité entre les hassidim orientaux et ceux du Baal Shem Tov via Abraham Aboulafia, fondateur de la kabbale extatique, et surtout les grandes figures de l’École de Safed (XVIe siècle). Le Guide du détachement puise pour sa part aux sources de l’illuminisme soufi. Son auteur favorise la métaphore photique sur un mode quasi identique à celui que choisirent les auteurs de l’école d’as-Suhrawardî, une des plus nobles voix du soufisme. Notons qu’après la disparition de David II Maïmonide, la trace de cette illustre famille se perd à jamais dans la nuit des temps…