L’Arche, février 1983, par Schmuel Trigano
De l’enthousiasme de la traduction
Entretien avec Arlette Elkaïm-Sartre. Propos recueillis par Shmuel Trigano.
Notre entretien ne peut pas être académique. Nous nous sommes en effet connus il y a quatre ans, quand tu m’as demandé, avec Benny Lévy et quelques autres amis, de vous initier à la langue hébraïque et au commentaire de la Tora. Après ces deux années de travail que nous avons eues dans un grand enthousiasme et toutes ces années où tu t’es investie dans une sorte de méditation de l’hébreu, je peux te poser maintenant une question que je ne t’ai jamais posée alors : qu’est-ce qui fait qu’un jour tu as entrepris ce chemin ?
Pour des raisons collectives et d’autres personnelles, mon passé est barré, négatif et lourd. Et, contradictoirement, la coupure lors du départ d’Algérie n’a pas été une libération. J’ai toujours eu le sentiment que le passé vécu, aussi bien le mien que celui de mon entourage d’alors, pourrait prendre un sens si je m’appropriais un peu de ce qui provient d’un passé lointain, et que cette recherche était peut-être nécessaire pour que le présent ressemble à quelque chose. Tu vois que le point de départ est très subjectif et je ne suis pas trop à l’aise pour en parler dans une interview ; en gros, c’est la volonté de comprendre le sens des faits et gestes de gens qui comptaient pour moi à l’époque où je baignais dans la communauté juive de ma ville. Il faut dire que le mélange des deux modes de vie, juif et français, autour de moi, a été particulièrement discordant et générateur de drames.
À plusieurs reprises j’avais eu le projet d’approcher des textes fondamentaux du judaïsme, j’ai même essayé il y a très longtemps d’apprendre l’hébreu, mais c’était un projet solitaire qui n’a pas vraiment pris forme. Lorsque j’ai connu Benny Lévy et quelques-uns de ses amis, juifs et non juifs, et qu’il a été question de former un groupe avec toi pour apprendre l’hébreu et nous initier au commentaire biblique, j’ai sauté sur l’idée, comme tu sais. Le fait est que tes leçons m’ont donné le goût de la langue ; j’étais séduite par la façon dont tes commentaires étaient liés de très près aux mots, comme si c’étaient eux qui t’inspiraient, par ce foisonnement de significations dérivées d’une même racine et par l’ouverture sur la Bible comme richesse de sens que je ne soupçonnais pas.
Traduire 1 400 pages en deux ans, c’est non seulement un tour de force, a fortiori, quand on est néophyte en hébreu, mais aussi une sorte d’ascèse spirituelle, une contemplation de chaque instant, très juive puisqu’il ne s’agit pas de contempler le néant ou l’ego, mais les mots de l’hébreu. De la traduction comme exercice spirituel ?
C’est une approche de la traduction qui peut paraître bizarre, dans mon cas, car comme tu sais, je n’ai aucune éducation religieuse et je ne suis pas initiée au Talmud. Je l’ai entreprise avec ma propre sensibilité et aussi la façon dont la culture m’a faite, notamment mon goût pour la littérature. Car comme tout texte fort, ces écrits du Talmud ont un ton, un élan que, malgré mon ignorance des enjeux religieux, j’ai voulu rendre. Je voulais restituer des voix qui se sont acharnées à transmettre avant d’en penser quoi que ce soit. Mais, paradoxalement, si ces voix ne m’avaient rien dit du tout, je me serais arrêtée, je n’aurais pas tenu jusqu’au bout. Par exemple, j’ai commencé par le traité « Bénédictions », par une démonstration dont le but est totalement énigmatique pour moi. La question était : Combien y a-t-il de veilles dans une nuit ? Raisonnements sur ce sujet, complexes et rigoureux ; j’étais obsédée par les maillons de la démonstration à saisir, et en même temps le texte m’imprégnait. J’ai pensé à la nuit comme exil, comme inertie, comme non-sens ; les veilles qui sont invisibles mais qui peuvent la structurer par l’étude ou la ferveur de la prière, la vigilance, David se réveillant à la fin d’une veille pour étudier, etc. Les textes continuent à travailler en moi encore à présent, et pourraient avoir un écho autre pour un autre lecteur. Bien sûr pour un talmudiste, tout ce que je pourrais penser reste à la périphérie, je ne vis pas dans la Tora, je le reconnais volontiers. Pour traduire il m’a fallu pourtant créer une intimité avec le texte ; cela ne pouvait pas être l’intimité que l’homme pieux a avec la Tora, mais je n’ai pas voulu non plus que ce soit un regard et un savoir-faire uniquement culturels. Reste à savoir si c’était possible.
Pour revenir à l’idée d’« exercice », la façon dont les textes se suivent donne un certain inconfort, mais j’aime assez cet inconfort, c’est une dimension de liberté. On n’a jamais dans ces textes la vérité comme une totalité déjà pensée, mais souvent deux ou plusieurs commentaires sur le même sujet. Ils se suivent et se contestent par leur conclusion d’une façon subtile, ce qui fait qu’en fin de compte la valeur d’exemple d’un récit ou la portée générale d’une sentence semblent se défaire au fur et à mesure qu’on continue à lire, et que tu es incité à hasarder une leçon toi-même, avec ta petite balance intime, ton sens propre de l’équité par exemple s’il s’agit de justice, et de façon non définitive. Et de temps à autre, l’affirmation halakhique, qui te permet de ne pas perdre pied et d’assurer l’harmonie de tes conduites avec celles d’autrui, ce qui fait qu’une communauté peut exister. Il m’a semblé aussi que le bénéfice d’un long raisonnement aride comme il y en a parfois est dans le chemin que tu as fait, l’effort fourni pour le suivre au moins autant que dans son aboutissement. Il m’est arrivé de penser que le but était d’ouvrir de force l’esprit, d’enseigner à suivre longtemps le fil d’une idée, à penser.
Comme exercice social et collectif ? Pour qui ? Pourquoi une telle entreprise ?
Pour comprendre à quel point le judaïsme me concernait ou non, une voie qui me convenait était de mettre au jour des textes, pour des juifs comme moi qui n’ont pas d’attaches traditionnelles, ou des non-juifs, des gens qui n’ont pas facilement accès à ces textes. J’avais une résistance, pour ma part, à commencer par une autre approche qui aurait été d’écouter les commentaires d’un maître du Talmud, sans avoir connaissance du contexte de ce qui est commenté. Cela tient sans doute aux habitudes de culture, et aussi, surtout, au fait que quel que soit le choix du maître, pour moi il aurait été un inconnu. À mon sens, un maître du Talmud, outre du savoir, doit avoir un poids moral. En Palestine, à Babylone, j’imagine, la réputation d’un maître était garantie par le regard que la communauté portait sur sa vie, sur ses disciples, etc., et réciproquement il avait un regard sur eux. Cette démarche, dans mon cas, risquait d’être très factice. Ceci dit, je suis très consciente que sans l’aide de quelqu’un qui ait une connaissance de l’intérieur, la lecture de ces textes est très limitée, et encore plus en traduction. La contradiction demeure, comme on dit dans le Talmud. Autre chose à quoi traduire Eïn Yaakov m’a paru utile, c’est de contribuer à éclairer quelques lanternes : le discours contemporain sur le judaïsme, le « judéo-christianisme », l’Occident et l’Orient etc., je le trouve insupportable. Des tas de gens assez renseignés sous d’autres rapports (de bonne volonté ou non) jonglent avec tout cela sans avoir mis le nez dans aucun texte fondamental.
Que penses-tu de ce retour au judaïsme auquel on assiste aujourd’hui ?
Il m’est difficile de répondre : pour ma part, je n’ai pas eu exactement l’impression d’un retour, j’ai saisi une occasion qui me convenait d’approcher de quelque chose qui peut-être m’appartenait sans que j’en connaisse rien. Il vaudrait mieux poser la question à ceux qui pensent effecteur ce retour. Mon rapport avec les livres est de telle sorte qu’ils m’imprègnent, influent sur ma conduite sans doute sans qu’il me semble que ce soit une volonté délibérée. Cela pourra te choquer peut-être, ou choquer certaines personnes pour lesquelles la Tora est un absolu, mais il se peut que les écrits du judaïsme me marquent sur le même mode qu’un texte de Montaigne par exemple, peut-être plus fortement parce que ça vient de plus loin et que l’injonction est plus intense, plus totale, mais par les mêmes moyens. Chaque livre qui nous parle vraiment, à mon vis, dans une mesure plus ou moins grande est l’occasion d’un retour.
Si j’essaie de me mettre dans la peau de personnes qui ont pensé changer le monde à travers une idéologie et qui l’ont essayé très fort, en y engageant toute leur personne, ce qui me vient à l’esprit pour expliquer l’attirance exercée par le judaïsme, ce sont les mots « idéal concret ». Ni matérialisme ni idéalisme, le judaïsme propose du sens à ce qu’on vit du berceau jusqu’après la mort, et une transfiguration quotidienne du monde.
Pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? Qu’apporte-t-il ? Quel est le message que tu y as découvert ?
Je me garderai de définir objectivement le message. Personnellement, je ne suis pas très métaphysicienne ; ce que j’apprécie le plus, dans un premier moment en tout cas, c’est la réflexion morale, le rapport juste à l’autre.
Autre chose, qui n’a l’air de rien et qui revient comme une litanie dans le texte : un rabbi dit quelque chose au nom d’un autre, mort trente ans plus tôt, et qui le tenait d’un troisième, mort avant lui. Ce souci de sauvegarder la parole vivante d’un mort est une annulation tranquille de la mort – on s’efface un instant pour restituer la parole de l’autre, et puis on continue la discussion. Il me semble que c’est une des leçons les plus émouvantes et les plus puissantes du Talmud.
Comment approche-t-on la phrase concrète de ces textes en n’ayant pas au départ l’arrière-plan culturel ?
J’ai un peu essayé de te le dire en répondant à ta question sur la traduction, mais je voudrais préciser quelque chose. Deux circonstances m’ont aidée. Pour la syntaxe, la tournure des phrases, certains idiomes, c’est d’avoir encore dans l’oreille le judéo-arabe. Et puis, curieusement, la Science des rêves, de Freud. Bien que tu nous aies donné un aperçu du jeu sur les mots dans tes leçons, j’ignorais que j’aurais affaire à une technique de pensée presque systématique. Pour que les rabbis commentent une phrase biblique de la façon dont ils la commentent, il fallait bien souvent qu’ils l’aient coupée de son contexte, prise dans une autre acception en jouant sur les mots. Or, comme tu sais, dans l’interprétation des rêves, l’histoire que raconte le rêveur compte moins que les mots avec lesquels il la raconte, y compris les noms propres. C’est une démarche qui m’est donc familière et qui m’a permis, sans être trop dépaysée, de garder un certain genre de vigilance pour débusquer le jeu de mots ou le glissement de sens. Je ne saurais pas du tout expliquer cette parenté, d’autant moins qu’à ce qu’il semble Freud n’avait pas étudié le Talmud !
On a glosé avec beaucoup de malveillance sur l’intérêt que Sartre a porté au judaïsme à la fin de sa vie. Penses-tu que ton engagement dans l’étude juive a joué un rôle dans cet intérêt d’une part et dans la violence de certains à ton égard, d’autre part ?
Il y a de quoi surprendre qu’un philosophe soit compromis par son intérêt pour le judaïsme ! Je ne veux pas éluder mon lien avec Sartre, mais autant j’aime la façon dont les rabbis du Talmud parlent « au nom » les uns des autres, autant me paraîtrait abject le fait de parler « à la place de » Sartre. Il se pourrait bien que ce soit l’expression même de sa liberté qu’on ait voulu prendre pour une influence. Pour m’en tenir à moi, je te ferai remarquer simplement qu’encore à présent je n’ai pas les moyens d’exercer une influence en ce domaine. Mon choix de traduire exprime le désir de me donner la possibilité de prendre connaissance et de penser, tout en la donnant aux autres, par le même mouvement.