La Lettre du paysage, par Céline Flécheux
Après les nouvelles traductions des traités d’Alberti1, l’édition des Règles de Vignole2, un essai sur les origines de la perspective de Raynaud3 et une contribution critique de Pierre Caye sur la mécanique de la perspective4, la réédition chez Verdier des articles d’Argan et de Wittkower, datés de 1946 et 1953, permet de poser à nouveau les termes de la controverse. Suivis d’une étude de M. D. Emiliani qui brosse le panorama de la recherche sur ce sujet entre 1960 et 1968, les deux textes s’inscrivent dans le sillage de Panofsky qui, en 1927, qualifiait la perspective de « forme symbolique »5 : ils défendent l’idée d’une rupture entre la tradition médiévale et la Renaissance que cristallise le nouveau mode de représentation alberto-brunelleschien. Nous ne rendrons ici compte que de l’article d’Argan, celui de Wittkower, plus technique, pouvant être lu comme son prolongement sur la notion de proportion.
La thèse d’Argan consiste à analyser l’architecture de Brunelleschi dans les termes de la méthode perspective théorisée par Alberti. On trouve habituellement chez les commentateurs la description du dispositif visuel que Brunelleschi avait réalisé à Florence devant le Baptistère Saint Jean et sur la place de la Seigneurie ; Manetti, son biographe, nous révèle l’ingéniosité du procédé du trou percé dans le panneau du baptistère, la parfaite maîtrise du dessin en perspective ainsi que le succès rencontré par la mise en scène de cet « artiste-héros », comme se plaît à le nommer Argan. Mais si l’on veut étudier les édifices construits par Brunelleschi, il faut en général délaisser les ouvrages de perspective et se plonger dans ceux d’architecture, sans que le lien entre son invention visuelle et ses réalisations grandioses dans la Florence du Quattrocento ne soit établi. Avec circonspection, Argan parvient à activer ce lien, en montrant que c’est l’esprit même de la Renaissance qui est à l’œuvre dans la procédure brunelleschienne. Ce qui pouvait sembler encore artisanal ou empirique dans lefare de l’architecte du dôme de Sainte Marie des Fleurs se trouve hissé jusqu’aux deux questions fondamentales de l’art de la Renaissance : le dessin et la proportion, dont la perspective représente la synthèse. La pratique artistique délaisse donc la mécanique pour s’élever aux spéculations de l’esprit.
C’est en restant au plus près du texte d’Alberti et des architectures de Brunelleschi qu’Argan étudie la manière dont, chez le maître toscan, la matière se transforme en mesure, les forces se déploient en équilibre, l’espace prend sa valeur sous les figures de la géométrie. On prend alors toute la mesure du coup de force conceptuel que Brunelleschi fait subir à l’architecture : les façades de la chapelle Pazzi et la sacristie de San Lorenzo sont analysées en termes de convergence de parallèles, d’intersection de plans et de coordination des nefs ou des corniches opérée sur l’horizon ; dans l’analyse de Santo Spirito ressort la rationalité du projet renaissant et la manière dont l’artiste fait intervenir les principes de la perspective de façon plastique dans le traitement de la ligne, de la lumière et des proportions. La capacité d’abstraction de cet ingegno finit par rendre tangible un espace en l’inscrivant dans ses propres limites (le plan, le dessin, l’horizon), par opposition à l’architecture médiévale qui voulait évoquer l’infini sous le visible.
De cette conception moderne de l’espace renaissant découle une redéfinition de l’histoire et de l’homme. De la même manière qu’Alberti traitait de l’historia dans son troisième livre du De Pictura, Argan choisit d’analyser la spatialisation des figures chez Brunelleschi et Donatello dans sa troisième partie. L’affirmation de l’unicité de l’espace va de pair avec une série de réductions induites par les lois de la perspective : celle « de la narration au drame, de la succession temporelle à l’unité de lieu, de l’évocation à la représentation d’une action » (p. 38). Le résultat s’observe dans la manière dont les grands artistes élèvent l’ethos toscan à l’epos classique et dans leur conception morale du héros, déterminée par la lucidité de sa conscience et la constance de sa volonté. L’intersection, qui fonde la théorie de la représentation chez Alberti, devient dans l’historia ce qui préside à la localisation des mouvements de l’âme et à l’individuation des figures. La signification de la perspective fonde la valeur du tableau renaissant, là où l’histoire s’entretient en conversation avec le passé et où le dialogue engagé avec les origines vise l’universel.
En hissant la pratique de la perspective au rang de la pensée propre du Quattrocento, Argan nous fait comprendre à quel point le sens de la vue, sorti de l’optique médiévale, devient le modèle de la connaissance de la nature et de l’histoire. À la Renaissance, situer la peinture du côté du visible revenait à ouvrir un champ d’investigation dans lequel tout devenait représentable, de l’espace sans limites aux plus infimes détails. Mais cette quête devait se heurter à un paradoxe : le peintre doit-il peindre ce qu’il voit ? Sa vue est-elle si claire et si distincte qu’il n’aurait plus qu’à s’appuyer sur la géométrie du regard ? D’un autre côté, si la perspective entretient des liens avec une certaine peinture, elle en tisse de plus solides avec l’architecture, notamment aujourd’hui dans les dessins de construction et dans les méthodes assistées par ordinateur ; n’est-elle pas alors reléguée au rang d’outil ? Faut-il vraiment accorder ce statut spéculatif à ce qui, chez Alberti même, est rangé sous les « rudiments » de la peinture ? Enfin, on peut se demander si la situation de domination, induite par la structure point de vue-horizon, est à même de rendre compte d’expériences artistiques contemporaines qui prônent l’immersion du corps dans le paysage et qui produisent des narrations photographiques ou filmiques, des performances chorégraphiques et des séries picturales.
Jusqu’à quel point la perspective peut-elle servir de pensée pour l’art ? La question posée par Argan et de Wittkower, dans leurs deux articles fondamentaux, reste ouverte encore aujourd’hui.
1. Leon Battista Alberti, La peinture, éd. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Seuil, Paris, 2004 ; L’art d’édifier, trad. P. Caye et F. Choay, Seuil, Paris, 2004.
2. Vignole, Les deux règles de la perspective pratique (1583). Édité par Egnatio Danti, traduction et édition critique de Pascal Dubourg Glatigny, CNRS Editions, Paris, 2003.
3. Dominique Raynaud, L’hypothèse d’Oxford. Essai sur les origines de la perspective, PUF, Paris, 1998.
4. Pierre Caye, « La question de la perspective dans l’art de la Renaissance », in Paysage et Ornement, dir. D. Laroque et B. Saint Girons, Verdier, à paraître.
5. Erwin Panofsky, « Die Perspektive als “Symbolische Form” », Vorträge der Bibliothek Warburg, 1924-25, Leipzig-Berlin, 1927, pp. 258-330. Traduction française sous la direction de Guy Ballangé, préface de Marisa Dalai Emiliani, La perspective comme forme symbolique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975.