Revue philosophique de la France et de l’étranger, nº 3, 2012, par Yves Lorvellec
Il n’est pas ici directement question d’architecture, avertit l’auteur, mais de son envers : « les domaines infiniment variés de l’habiter », et plus précisément de l’habiter comme gestes et manières des habitants (p. 9 et 11). L’annonce est modeste, car l’ouvrage traite de bien d’autres choses encore – et d’abord, car tel est son fil directeur, des relations entre architecture et philosophie.
« Sous le nom de maison, écrit Goetz, je voudrais décrire ici des manières d’être à l’espace » (P. 22). Mais il précise aussitôt qu’il ne s’agira pas de la maison « vue », mais de la maison « instrument de vision » (p. 50). Dans ces conditions, une « maison philosophique » est une manière d’habiter (ou d’in-habiter) le monde, transmise par une pensée. Ou pour mieux dire, l’auteur s’inspirant ici de Martin Buber, c’est cette philosophie elle-même en tant qu’elle nous situe par rapport au monde. C’est ainsi que la philosophie antique donnait souvent à voir de façon claire la manière d’habiter le monde propre à chaque école : la maison d’Aristote, par exemple, « est sans doute la plus habitable qui soit », car l’homme y trouve sa demeure propre dans une « position respectablement intermédiaire » (p. 56), tandis que celle de Platon l’invite à « se tenir dans le monde comme un étranger » (p. 54).
L’auteur applique cette grille de lecture des maisons philosophiques à la pensée de Deleuze, puis à celle de Levinas. Pour le premier, « bâtir une maison, c’est créer un territoire par retours successifs pour mieux s’en échapper, aigle ou serpent, chien ou rat » (p. 72) ; pour le second, le peuple du désert doit se souvenir « que, de toute terre, il ne sera jamais que le locataire » (p. 84) – même si le monde ne se donne à l’homme qu’à partir d’un « chez-soi », d’un domaine privé « où il peut à tout moment se retirer » (p. 92). Les demeures de Deleuze et de Levinas sont donc « les expressions d’une éthique fondamentale », ou plutôt leurs « schèmes » (p. 85).
Mais la maison est schème en un autre sens, car elle n’est ni une idée ni un objet empirique, mais « un dynamisme spatio-temporel » : c’est l’habiter qui construit une maison – comme rythme (partir-revenir) et comme lieu d’appropriation et d’arrangement des choses, et des rapports entre les personnes et les choses (Goetz développe au passage d’intéressantes remarques sur l’Économique telle que la concevaient les Anciens, cette science du soin dont on doit entourer l’oikos, et dont nous saisissons souvent mal l’objet aujourd’hui).
Enfin, méditant les beaux textes consacrés par Walter Benjamin et Asja Lacis à l’architecture de Naples – à une manière d’habiter, de vivre dans « l’interpénétration de l’intérieur et de l’extérieur », dans la « porosité » telle qu’on peut l’observer dans les quartiers populaires de cette ville –, l’auteur avance que poros, le passage, semble être le complément nécessaire d’oikos, la demeure (p. 120). Qu’est-ce qu’une bonne architecture, alors, sinon « une architecture qui respire » ? (p. 135)
Mais il y a plus, car l’habiter réunit l’être à l’avoir : « habiter, c’est fréquenter un lieu de telle manière qu’un habitus se constitue. » Ou, pour le dire dans la jolie formule de Lyotard, « là où je peux être somnambule sans erreur, là est ma maison » (p. 144). L’architecture peut donc être pensée comme un ensemble de gestes appelant en réponse d’autres gestes, ou encore comme la masse des intentions enfouies dans un édifice et qui sont autant de « propositions d’habitabilité » pour son usager – mais des propositions seulement (p. 144).
Le dernier chapitre du livre, consacré pour sa plus grande part à Derrida, est un essai de réflexion en faveur d’une « in-définition » de l’architecture. L’architecture n’est-elle pas, pour Derrida, comme « la dernière forteresse de la métaphysique », en mettant en scène le pouvoir, la hiérarchie, la transcendance, en les présentant de façon monumentale (p. 157) ? Aussi, en s’associant avec Tschumi et Eisenman au projet (non réalisé) d’édification d’une folie dans le parc de la Cité des sciences de La Villette, Derrida croit-il trouver une occasion de donner à voir ce que pourrait être une architecture distanciée des « grandes visées architectoniques » auxquelles elle est habituellement ajointée : logement, tombeau, monument, etc. (p. 168). C’est cet effort en direction d’une architecture délivrée de tout asservissement à ce qui n’est pas elle, d’une architecture « devenue folle en s’échappant de ses définitions » que Goetz, lisant très librement Derrida, nous invite à rêver avec lui (p. 178).
Cet ouvrage, écrit d’une plume heureuse, est le moins dogmatique qui soit, tant dans sa méthode que dans ses conclusions. Il n’est pas sans évoquer la manière de Barthes – « l’auteur de livres amis » (p. 203) – à qui Goetz rend d’ailleurs hommage dans les dernières pages de cet essai.