La Lettre du paysage, par Alain Mascarou
Dans Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet nous rappelle ainsi la définition du mot « cosmos » : « il a signifié d’abord, pour les Grecs, ordre, convenance ; puis monde ; et la parure des femmes. » Telle qu’elle est retrouvée à l’initiative de Didier Laroque et Baldine Saint Girons, l’injonction du paysage invite à re-parcourir ce chemin de sens perdu. Les textes ici rassemblés empruntent aussi bien à l’histoire des arts du visible qu’à la philosophie et à la critique littéraire, mais la plupart se dédient en effet à accorder les notions d’ « ornement » et de « paysage ». Celles-là sont élargies et stimulées par leur mise en résonance au point de développer une nouvelle poétique de la relation. Et lorsque Baldine Saint Girons préconise de « cultiver une sympathie compréhensive […] et une distance théorique », soit de « généraliser l’attitude de soumission et le retrait créatif », elle n’est pas si éloignée de la notion de « narrateur impliqué » chère à Édouard Glissant. Au delà du désir de paysage, il ne s’agit rien moins que d’œuvrer à une refondation des liens de l’homme avec le monde, le langage et soi. De cette tâche nouvelle, la théorie de l’ornement associée à celle du paysage indiquerait « le lieu et la formule ». Il s’agit, on le voit, de rétablir une relation perdue. Et la perspective historique revendiquée par Didier Laroque est déjà signifiante : les « figures absentes » font le paysage, l’inventent. Elles en sont la fabrique au double sens de « création » et d’« édifice dans un tableau ». Dans ces édifices, répandus dans la peinture de paysage du XVIIe au XVIIIe siècle, le critique déchiffre à la fois les signes d’un deuil de l’architecture, les pierres d’un tombeau de l’arché, en même temps qu’une promesse de reviviscence : l’horizon que fixe la fabrique, à la jonction de la terre et du ciel, assure à son tour le « suspens » qu’établissait l’« ornement » architectonique essentiel, ce « petit espace de paix » ménagé entre voûte et colonne. Cette « suture tremblante », toujours selon Didier Laroque, est aussi bien repérée par Anne Léon-Miehe dans le « vide central » des tableaux de C. D. Friedrich qu’à propos de Hugo par Michel Collot, qui cite Henri Maldiney et le « moment panique ou “pathique” du paysage » ; et l’on pourrait aussi invoquer « le lieu transitionnel » analysé chez Pessoa par Christian Doumet. « L’horizon, définit Baldine Saint Girons, inscrit un défaut de visibilité dans lequel le sujet a à comprendre sa place ». Une relation à reconstruire, donc. Mais cette reconfiguration de l’« ornement » ne saurait être effectuée sans qu’on s’en réfère à « la pensée en travail dans l’art même », telle que Pierre Caye en retrouve la fraîcheur chez les artistes de la Renaissance. Il remet en honneur les valeurs du disegno et celles, complémentaires, de l’harmonie linéaire ou concinnitas ; il exalte une romanité méconnue, capable d’« instaurer un ordre à l’épreuve nihiliste du manque radical de sens et d’être ». Renversant ainsi la hiérarchie de Panofsky, et sa surévaluation du rôle de la perspective, Pierre Caye démontre superbement comment le « désert de sens » que présuppose la perspective est dépassé par le disegno ; et il le fait en des termes qui pourraient éclairer la relation de la fiction moderne (disons, depuis Diderot) à la mimesis : « il s’agit […] de manœuvrer au sein du champ perspectif, et d’y procéder à un certain nombre de déplacements pour le faire jouer, par un jeu qui à la fois le défait mais aussi le tient et le maintient à la limite de sa défaite. »
Or, c’est précisément cette tension-là qu’analyse Céline Flécheux dans l’horizon ambivalent de Courbet, ce chaosmos qu’évoque Michel Collot à propos des Travailleurs de la mer, cet entre-deux entre savoir et catastrophe, entre description et récit décelé par Anne Léon-Miehe chez Chateaubriand. Ainsi appréhendé, l’acte d’orner, l’ornance, pour citer Baldine Saint Girons, est à la fois une exigence morale, un axe de lecture, de pensée, de création. Il invite surtout à situer le « paysage » par rapport à l’art et à l’esthétique : « Par le disegno, écrit Pierre Caye, l’homme ne modifie ni ne transforme la création divine, mais se contente de la finir, d’en délimiter les contours et les figures pour rendre visible la substance des choses sans les modifier ni les altérer. » Cette déférence devant un donné ne va pas forcément sans qu’il en soit parfois « tel qu’en lui-même » changé, tant sont diverses, et proches, les attitudes. C’est en des termes similaires que Yolaine Escande définit la tâche du calligraphe chinois, habilité à lire « les lignes de force d’un paysage » ; il en va de même pour ces plasticiens du « Land Art », dont, selon Baldine Saint Girons, l’œuvre « nous donne [du paysage] les axes imaginaires et symboliques ». En écho, le céramiste Andoche Praudel précise les modalités d’installation en milieu naturel de ses productions : « Je me plie à une géométrie secrète du paysage » (et ses « paysages déposés » rejoignent la volute géante « déposée » par Robert Smithson). Pour Yolaine Escande, le passage du chaos au cosmos est effectif : la « pierre écrite » institue le lieu naturel en paysage ; pour Robert Smithson, il s’agit aussi d’une lecture, mais non d’un apport de sens. Le cadre de la « romanité » tel que le déploie Pierre Caye – sans lui conférer de valeur transhistorique – permet de situer ces deux options sous l’égide du disegno. Quant à Andoche Praudel, sa soumission au donné est seconde, mais elle légitime le « retrait créatif » qui l’a précédée. Peut-on, pour autant, assimiler la tâche du paysageur, le mot est encore de Baldine Saint Girons, à un acte esthétique ? La relation paysagière relève-t-elle du seul registre attentionnel ? Lorsque la philosophe définit l’ornance comme une « théorie de l’insertion », et qu’elle identifie l’art mural à celui de « faire apparaître les structures préexistantes » et de « les remanier », il s’agit aussi du registre intentionnel, et d’acte artistique. Mieux, d’une tension maintenue entre art et esthétique : « cette finité, précise Pierre Caye, ne peut jamais suturer ce qui, par l’effet de l’infini qui le travaille, s’échappe. » D’ailleurs, divers auteurs insistent sur la réciprocité du lien : pour Michel Collot, « le paysage [est] le lieu d’une interaction à double sens entre l’esprit humain et le monde » ; Jacques Dewitte insiste sur « la relation à double sens entre être et représentation (saisis dans le rapport d’ornance) » ; Yolaine Escande souligne « le mécanisme de l’interrelation régissant le passage […] de l’invisible indéterminé au visible momentanément déterminé ». Aussi, sans adhérer à l’extrémisme kantien d’une théorie de l’ornementation généralisée, s’accorde-t-on à reconnaître en ce lien un « accroissement d’être » (H. G. Gadamer), un accomplissement mutuel, « comme si l’œuvre complétait ce que la naturalité laissait inachevé » (Didier Laroque). Et cette tension entre « soumission » et « insertion » va, pour Baldine Saint Girons, de la reconnaissance du lieu comme « force d’aimantation » à celle du site, tel qu’il suppose pour le « Land Art » « la destruction du lieu comme ce qui empêche l’échange fécond entre site et non-site ». L’ampleur du champ artistique ainsi couvert montre que s’il entrait quelque nostalgie dans ces approches, ce serait au sens où, selon J.-B. Pontalis, « le désir que porte la nostalgie est moins celui d’une éternité immobile que de naissances toujours nouvelles » (Fenêtres). Ainsi, alors que la tendance à l’abstraction est rejetée par Weidlé comme fautrice du refus d’ornement, elle est revendiquée comme un a priori par Yolaine Escande dans l’élaboration du paysage chinois, et envisagée positivement par Didier Laroque : « le sacré est une place vide que l’abstraction semble avoir montré comme le mot de la peinture de paysage. Mais le ressentiment de cette absence montre que la divinité n’a que partiellement disparu. » Et ce passage, parmi d’autres de ce recueil, démontre assez, par la qualité altière de la réflexion et de l’écriture, combien le commentaire critique lui-même entre dans un rapport d’ornance avec son sujet. Ce sentiment d’une plénitude dans le manque, où le lecteur-vecteur du paysage, par l’ornementation de la métaphore, découvre les « valeurs du dedans » d’un dehors où il s’absorbe, Nicolas Bouvier y atteignait exemplairement, dans une de ses marches qui sont l’un des plus probes hommages au monde, à la langue, à l’ornance : « Dans ces paysages de peu je me sens chez moi, et marcher seul, au chaud sous la laine sur une route d’hiver, est un exercice salubre et litanique qui donne à ce peu – en nous ou au-dehors – sa chance d’être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent » (Journal d’Aran).