L’Architecture d’aujourd’hui, novembre 2007, par Richard Klein
On ne peut attacher à mon nom une forme de doctrine étroite, ni un système, je ne fus ni fonctionnaliste militant, ni un expressionniste ramenant à la plastique seule la finalité de l’architecture, car je voyais dans la forme l’aboutissement d’une chimie complexe où tous les composants avaient apporté leur distillation, leur parfum.
Tous les éléments de la carrière de Georges-Henri Pingusson pourraient donner lieu à un portrait complaisant : une longévité exceptionnelle qui s’étend du milieu des années vingt jusqu’à la fin des années soixante‑dix, des débuts régionalistes sophistiqués, une entrée remarquée dans l’architecture moderne, une présence dans les cercles importants des années trente et une participation aux manifestations de renom, l’activité lors de la reconstruction, une place dans l’enseignement de l’architecture et quelques œuvres remarquables. Est‑ce en raison de cette chimie complexe évoquée par Georges‑Henri Pingusson lui‑même que les résultats de sa pratique sont analysés plus volontiers dans l’ouvrage de Simon Texier sous l’angle du paradoxe et de l’ambiguïté ?
Les premières années régionalistes de l’activité de Georges‑Henri Pingusson, diplômé en 1925 et associé à Paul Furiet jusqu’en 1928, sont envisagées sous l’angle d’un modernisme paradoxal où l’accent est mis sur les obligations des programmes ou celle des commanditaires qui construisent sur côte d’Azur et la côte Basque. Avec l’étape fondamentale de la villa Gompel à Cannes (1928) et la séparation avec Paul Furiet la même année, Pingusson semble être entré chez les modernes, ce qu’il confirme avec son œuvre maîtresse d’avant‑guerre, l’hôtel Latitude 43 (1931‑1932). Pierre Vago, dans le numéro de L’Architecture d’Aujourd’hui consacré à Latitude 43 pensait que la résolution ingénieuse de la question de la double vue faisait passer au second plan les défauts qu’il ne manquait pas d’avoir signalé dans son introduction. C’est le dispositif en coupe et la circulation par coursives qui concilient la vue sur la baie de Saint‑Tropez et la double orientation des chambres. Simon Texier voit justement dans le mélange de formalisme, d’ingéniosité et les emprunts clairvoyants de l’hôtel Latitude 43, un autoportrait de l’architecte plus complexe que le style paquebot de l’entre‑deux guerres auquel il est fréquemment associé. La participation active à l’Union des artistes modernes et à L’Architecture d’Aujourd’hui dès les premiers numéros pèse autant qu’une arrivée presque tardive – Pingusson est encore étudiant au moment des premières expérimentations des années vingt en France – et qu’une forme de « carence théorique », pour définir dans le contexte français et international des années trente, la situation, les parentés et filiations d’un héraut du Mouvement moderne. De cette période émergent l’immeuble Ternisien à Boulogne‑Billancourt (1934‑1935) ou les édifices industriels liés à l’Union d’électricité, mais aussi son projet de voiture Unibloc (1930) et le combiné téléphonique du même nom (1937), la longue liste des projets non réalisés imaginés avec Robert Mallet-Stevens : l’aéroport du Bourget, le Stade olympique, la maison de la Radio et les musées d’Art moderne pour Paris. Le pavillon de la Lumière conçu avec Robert Mallet‑Stevens, le pavillon de I’UAM (avec Frantz‑Philippe Jourdain & André Louis) construits pour l’exposition ainsi que le projet pour l’église du Jésus ouvrier à Arcueil en 1938 constituant le point d’orgue du parcours d’avant-guerre.
L’auteur envisage l’après‑guerre comme une série de rencontres ratées avec la Reconstruction : l’absence de construction entre 1941 à 1949, les études pour la normalisation, le concours expérimental de Villeneuve‑Saint‑Georges, les prototypes de maison préfabriquée et surtout l’expérience sarroise pendant laquelle Pingusson est accompagné de quelques anciens de l’agence de Mallet‑Stevens, Gabriel Guévrékian ou Edouard Menkès, l’échec du plan d’urbanisme et une réalisation – l’ambassade de France à Sarrebruck (1950‑1952) – en partie désavouée, dont Georges-Henri Pingusson soulignait lui‑même les limites et les compromis. Les missions ingrates comme l’aménagement du bassin métallique lorrain qui occupe Pingusson une quinzaine d’années à partir de 1947, la reconstruction du petit village de Waldnisse, l’expérience de Briey‑en‑Forêt à partir de 1953 où ses réalisations s’effacent au profit d’une des unités d’habitation de Le Corbusier, enfin, les églises lorraines : l’église à plan centré de Boust héritière du projet d’Arcueil, celles de Corny, Borny et Fleury apparaissent plus positivement dans un contexte de renouvellement de l’architecture religieuse en Europe.
Dans le dernier chapitre, qui interroge l’actualité du Mouvement moderne, les épisodes sur le mémorial des Martyrs de la déportation à Paris (1953‑1962) et la reconstruction du village de Vialle de Grillon (1974‑1980) termine plus positivement le récit. Le premier, monument invisible et espace indicible, malgré une réception quasi inexistante force l’admiration justifiée et quasi unanime des professionnels, le second, la reconstruction de Vialle de Grillon passe pour le testament discret de Georges‑Henri Pingusson. L’ouvrage de Simon Texier est élaboré dans une stricte tradition biographique à partir du travail sur un fonds d’archives exceptionnel. Le récit, construit en une série d’épisodes cohérents, articule des propos argumentés, les faits sont incontestables et les raisonnements étayés solidement. Les documents sont exploités dans toutes leurs dimensions et les représentations, surtout archivistiques. À chaque projet, l’auteur ne manque pas de convoquer les interprétations et commentaires émis au moment de la réalisation ou de la publication ou quelquefois de manière un peu plus forcée, les propos plus théoriques appliqués aux situations historiques dans lesquelles évolue Pingusson. Rien n’est donc épargné au lecteur scrupuleux : les études, le détail des notes de l’architecte, les éléments plus personnels de sa biographie et tout ce qu’ont pu livrer les archives soigneusement conservées. À l’instar de la réaction des usagers convoquée pour évaluer l’opération des logements de la Zup des Ulis à Bures‑Orsay (1967-1969) sur le mode de l’anthropologie sociale, le texte atteint un niveau de lecture critique bien appréciable. Mais, à creuser le décalage entre les propos poétiques du concepteur et la réalité du vécu des habitants ou en coinçant Pingusson entre les doctrines de Le Corbusier et de Perret, on dévoile également le ressort analytique d’une histoire qui renvoie Pingusson à son énigmatique complexité.