Libération, 21 août 2004, par Annick Peigne-Giuly
La « respiration rageuse » de Comolli
Depuis plus de quarante ans, il écrit sur le cinéma. Aux Cahiers du cinéma d’abord, de 1962 à 1978, dans diverses revues ensuite. Depuis moins longtemps, il fait du cinéma. Fictions de 1968 aux années 70, documentaires depuis lors. Le dernier étant Rêve de France à Marseille, ultime épisode d’une série sur la scène politique de la cité phocéenne. Une longue boucle documentaire étant bouclée, Jean-Louis Comolli marque un temps d’arrêt pour revenir à la question qui le tarabuste depuis les origines : « Qu’avons-nous à faire du cinéma ? » Une question qu’il se pose aujourd’hui, « au temps des clips, des jeux vidéo, des pubs, des reality-shows ». Une question qui revient le tirer par les pieds à chaque « métamorphose des esprits ou des matières ». La guerre du Golfe, la montée du Front national, un film de Godard, un documentaire de Claire Simon, ou autres.
Comolli a réuni 700 pages d’articles, écrits entre 1988 et 2003 : des critiques de film, des interventions dans les colloques du Festival de Lussas, des articles parus dans Trafic, Images documentaires ou Jazz magazine qui retracent le cheminement d’une pensée, l’évolution d’un critique, la pratique d’un cinéaste engagé. « Temps de défaite, écrit-il aujourd’hui, assurément politique et personnelle. Il avait bien fallu constater non seulement la mise à bas du Mur, mais avant elle l’effondrement de l’extrême gauche européenne (…).» C’est donc une « innocence perdue » qu’il analyse, « à travers le cinéma, la télévision, la fiction, le documentaire ».
Un avant-propos restitue ces vingt ans de réflexions. Les tremblements (« J’aurai vécu et j’aurai toute ma vie à vivre l’éclatement du groupe. Je veux dire le groupe des Cahiers de 1963 à 1973. Trente ans plus tard, comme la lumière ne s’éteint que plusieurs lustres après l’astre, le choc de cette rupture me fait encore trembler »), comme les rages (« Entre 1987 et 1993, je tourne dans une sorte de respiration rageuse huit longs métrages documentaires, comme pour défaire ce que j’avais pu faire et passer à un autre faire »). Son credo (« Croire, ne pas croire, ne plus croire, croire malgré tout ce qui dément la croyance – ce sont les questions du cinéma »), et ses questions de citoyen-militant.
D’une écriture foisonnante, il reprend un travail de mise en regard du réel et du cinéma. Là où l’avait laissé Guy Debord : « Debord disait ne plus croire à la puissance de subversion de l’art entièrement passé du côté du spectacle. Que faire alors du cinéma, historiquement à la fois produit et acteur majeur de la scénarisation du monde ? J’y vois au contraire l’arme ou l’outil qui – de l’intérieur – permet de démonter les constructions spectaculaires. (…) C’est bien le cinéma – et non la télévision – qui montre quelles sont les limites du pouvoir de voir. » À la télévision reviennent d’autres pouvoirs : « La publicité globale a besoin de petits malins, la télévision les fabrique. Maîtrise de l’illusion égale illusion de maîtrise. »
Comolli n’a pour autant jamais songé à déserter le territoire télévisuel. « C’est justement parce que la télé est le lieu où s’investissent et s’affrontent des pressions idéologiques et marchandes très fortes, qu’il y a un enjeu à tenter de produire des documentaires dissidents sur les chaînes. » Il faut s’y battre donc, et Comolli le fait : « C’est bien de faire, à la télévision, du cinéma. » C’est moins aujourd’hui avec la fiction qu’avec le documentaire pour toute arme qu’il se bat.
Arme contre l’information, arme ultime de l’art (« Il y a dans la pratique du cinéma documentaire une sorte de réduction du cinéma à l’essentiel : du corps et de la machine »). Mais aussi arme politique que Comolli a largement utilisée : « A l’heure où le temps, fictif de la télévision, prend le pas sur le temps, réel, de la fiction, l’apparition d’un certain nombre de documentaires politiques ne dit-elle pas, à la façon de la chouette, que la vieille question d’une vision humaine de l’homme traverse à la fois la politique et le cinéma ? ».