Libération, 20 octobre 1994, par Jean-Baptiste Harang
Le Chemin est le livre du deuil d’un garçon de 11 ans. Même si personne n’est mort. Pas encore. Daniel le Hibou a 11 ans, il va prendre le train, pour la première fois de sa vie pour la ville, pour l’école « pour progresser », la vallée n’a pas de nom, elle est la vallée, la seule vallée, comme il y a un seul univers. Daniel va faire son deuil de la vallée, un trimestre, et peut-être une vie sans la revoir, lui qui n’a jamais vu qu’elle. Et nous tous allons faire avec lui le deuil à jamais d’une vie ancrée à la terre, cette vie à portée de regard, à portée de mémoire, de cercles de familles, de cycles de saisons, cette vie qui fut le lot des peuples d’Occident depuis des siècles jusqu’au milieu de celui-ci où l’accélération de ce qu’on appelle progrès écarte les horizons, sépare les hommes, défait les liens entre la terre et le sang, transforme le talent de vivant généraliste en spécialistes frustrés et détruit la conscience qu’on avait d’une vie ronde, possible, grégaire, liée aux autres vies, du temps où la vie était un village.
Miguel Delibes avait 30 ans lorsqu’il publia Le Chemin, à Barcelone en 1950, c’est son livre le plus connu, aujourd’hui souvent commercialisé en coffret thématique avec Les Rats (1962) et Les Saints Innocents (1981) sous le titre La Trilogia del campo, une trilogie sans préméditation, ruminée sur trente ans, disponible en français chez Verdier, dans la sobre et belle traduction de Rudy Chaulet, publiée à rebours de 1990 à ce jour, après qu’en 1959 Gallimard eut fait paraître le chemin dans l’indifférence générale.
Delibes est un conteur, un conteur vrai, pas un type à embellir de sornettes quelques paraboles convenues, non, il donne à voir, il donne le temps de voir ce qu’ailleurs nous avions laissé filer, son écriture a le don du ralenti, de l’arrêt sur image, et ses contes ne sont pas des fables, pas de morale à en tirer, ce qui fut a été, voilà tout, la nostalgie est l’ombre de faits accomplis. Delibes préfère les faits aux regrets, ce petit lait de la mémoire, et Daniel le Hibou a 11 ans, l’âge de la vie devant soi, le monde entier derrière, c’est ce monde qu’il nous dit.
Ici, dans la vallée, les gens se nomment par des noms, des sobriquets qui leur ressemblent, Daniel le Hibou, Roque le Rouseux, German le Teigneux, et lorsqu’ils n’en ont pas, égard au respect qu’on leur doit, on fait suivre leur titre de leur qualité, « don José, le curé qui est un saint homme », avec la même insistance qu’Homère parlait d’« Achille, aux pieds légers et au cerveau industrieux ». De ce surnom, il faut se montrer digne et l’emplir tout entier, et s’il désoblige, s’imposer à lui pour le vider de son sens commun. Ainsi, Roque le Bouseux, par sa force surhumaine de jeune adolescent, German le Teigneux, par sa fragilité et sa science des oiseaux, et le Hibou, les yeux grands ouverts entre deux mondes, celui qui s’en vient, celui qui s’en va. On a déjà dit qu’il y avait du Giono dans Delibes, un Giono au lyrisme mesuré, capable de faire de chaque vie un destin accroché à sa naissance, à sa terre, et de chaque geste le passage obligé de ce destin. On peut parfois y percevoir, la littérature en plus, le meilleur d’un Giovanni Guareschi, lorsqu’on affiche à la vitrine de son épicerie « fermé pour cause de déshonneur », ou quand Don José, le curé, un saint homme, organise avec son sacristain lubrique la censure des mollets nus dans les films du ciné-club.
Le Chemin est un roman d’initiation, un livre d’adolescence, où les plus grands désirs sont la mue d’une voix, la cicatrice sur un genou, la peur d’une grande de 20 ans. On y trouve le tunnel de chemin de fer, la caverne de toutes les trouilles et de tous les défis des enfants, celui-là même que le grand-père de Miguel Delibes, Frédéric, immigré français, ingénieur, neveu de Léo Delibes, le compositeur de Coppélia, fit creuser pour que passe le ferroccaril, un chemin sans retour vers sa terre natale. Sans retour non plus pour Daniel le Hibou, il prendra demain le train pour la ville, après une nuit sans sommeil et peut-être sans larmes, puisque son père, le fromager du village, a économisé duro sur duro pour que le petit progresse, « sûrement qu’on perd beaucoup de temps en ville, pensait le Hibou, et au bout du compte, il doit y en avoir qui, après quatorze ans d’études, n’arrivent pas à distinguer un geai d’un chardonneret ou une bouse de vache d’un crottin. La vie était tellement bizarre, absurde et capricieuse ».