Le Monde des livres, 4 mai 2012, par Jean-Louis Janelle
Tout voir, tout de suite ?
Dans L’Œil absolu (Denoël, 2010), le psychanalyste Gérard Wajcman prenait la vidéosurveillance, devenue parfaitement banale, pour symptôme d’une société gagnée par un désir d’hypervisibilité et de transparence – téléréalité, imagerie médicale ou caméra de téléphone portable lui apparaissaient comme autant de manifestations de notre confiance (aveugle, jugeait Wajcman) dans le visible. Mais qu’y a-t-il à voir ? Et à quelles conditions ?
La critique n’était pas nouvelle. À la fin des années 1960, Jean-Louis Comolli (qui codirigeait alors Les Cahiers du cinéma) avait développé une critique idéologique radicale du cinéma, produit d’un dispositif technique et économique que les spectateurs reçoivent naïvement comme un reflet fidèle du réel. Devenu réalisateur et génial théoricien du documentaire, il a poursuivi dans Voir et Pouvoir puis dans Cinéma contre Spectacle (Verdier, 2004 et 2009) sa dénonciation de la « sainte alliance du spectacle et de la marchandise ». Qu’espérer alors de la réunion dans Corps et Cadre de ses articles ou interventions depuis 2004, si ce n’est la simple poursuite d’une ligne de pensée déjà ancienne ?
Bien davantage en réalité. Quoique d’une grande fidélité aux idées qui sont les siennes, Comolli ne cesse d’étonner. Comme lorsque, au détour d’une critique des fictions contemporaines, qu’il juge de plus en plus rapidement périmées, il ajoute : « à l’exception toutefois des séries dites « hollywoodiennes » qui délivrent des trésors d’ingéniosité narrative ». Inattendu sous sa plume, le diagnostic appelle vérification.
Consultons pour cela l’un des trois premiers volumes de la collection que les Presses universitaires de France consacrent aux séries télévisées : l’analyse des « Experts » (« CSI : Crime Scene Investigation » aux États-Unis) y est précisément signée… Gérard Wajcman. Que la série la plus regardée au monde pour la quatrième fois en six ans, selon Eurodata TV Worldwide, soit commentée par un psychanalyste qui est aussi le directeur du Centre d’étude d’histoire et de théorie du regard éveille curiosité. Il y a bien ici quelque chose à voir ; quelque chose qui a à voir avec une histoire d’œil – l’œil notamment du spectateur, que les fictions commerciales ou les médias tentent de satisfaire à tout prix.
Jean-Louis Comolli résume pour sa part l’enjeu en ces termes : « Voulons-nous d’un monde où “tout” deviendrait visible ? » Autrement dit, acceptons-nous de céder à cette illusion de plénitude et d’objectivité qui sous-tend le règne sans partage de l’image saturée et de l’information continue ? Car tout nous pousse à faire comme si filmer revenait à « montrer » (des acteurs ou des personnes réelles), comme si le cadrage qui découpe le réel ne nous le masquait pas en même temps. Or rien de plus facile, car notre pente naturelle est de nous en « mettre plein la vue ».
Bien qu’il ne traite pas du documentaire, mais de ce qui dans le domaine audiovisuel se situe à l’exact opposé du spectre, une série télévisée, Wajcman dialogue indirectement avec Comolli. « Les Experts » appartient au sous-genre bien connu du police procedural. Un cadavre par épisode : une équipe de nuit de la police scientifique de Las Vegas y reconstitue patiemment la scène du crime selon des rituels scientifiques toujours plus élaborés. Mais dans ce cop show, la « procédure » ne vise plus simplement à déployer des prouesses techniques. « Les Experts » poussent à son terme le « principe de Locard », selon lequel nul « ne peut agir avec l’intensité que suppose l’action criminelle sans laisser de marques multiples de son passage ». Tout est donc question de moyens : découper l’espace en une véritable « scène » (celle du crime), où les objets offerts au regard des spécialistes deviennent des indices, les indices des pièces à conviction, et les pièces à conviction des preuves. Plus besoin de détective (aux méthodes trop intuitives et aléatoires) ni de coupable (dont la psychologie est toujours confuse) voire même de victime (réduite à n’être plus qu’un corps). Bref, plus besoin de paroles ; ce sont ici les choses qui parlent et avouent. En anglais, evidence désigne à la fois l’indice et la preuve : c’est un procès qui fait passer d’ordinaire de l’un à l’autre ; ici, la science prétend nous épargner cette peine.
Toutefois, cette résorption du crime à de simples données scientifiques a son point aveugle : la croyance selon laquelle tout serait visible. « Les Experts » livre le fantasme d’une époque dont l’idéal de transparence masque une dangereuse propension à l’autoaveuglement. L’unique épisode de la série confié à un réalisateur venu du cinéma, Quentin Tarantino, le démontre amplement : « Jusqu’à la dernière goutte » (« Grave Danger » en VO, saison 5, épisodes 24-25), véritable « autopsie des “Experts” », renverse la suprématie accordée aux traces au détriment du témoignage ou du raisonnement, et démontre l’absurdité qu’il y a à suivre des indices étalés devant soi. La confiance des experts en leur savoir n’est que la face plaisante (car virtuose) d’une réalité qui l’est moins, c’est-à-dire d’une société de la surveillance et d’une médecine où l’individu se réduit à son corps.
Or le monde résiste à notre désir de tout voir, tout de suite. Reprenant la démonstration au point où Wajcman l’abandonne, Comolli nous conduit à « “voir” que le cadre est un cache », autrement dit que le hors-champ importe autant que ce qui se trouve au centre de l’image. L’analyse minutieuse de deux séquences tirées de Close-Up (parmi maints exemples) en livre la plus belle démonstration : le réalisateur iranien Abbas Kiarostami y frustre le désir qu’a tout spectateur de voir en gros plan le condamné, coupable de s’être fait passer auprès d’une famille aisée pour le célèbre cinéaste Mohsen Makhmalbaf. La même scène y est rejouée deux fois, envisagée sous des angles différents, où le hors-champ ne cesse d’aimanter les bords du cadre. Déjouant notre impatience, Kiarostami en appelle à un regard critique, rendu soucieux de ne pas prendre les images pour argent comptant.
Tel est le paradoxe du documentaire : d’être devenu le genre cinématographique le plus innovant et le plus fécond précisément parce qu’il est le plus contraint – par ses budgets modestes, par les limites liées au fait de filmer des individus réels et non des acteurs, et surtout par la « coprésence d’un corps et d’une machine ». Impossible ici « de faire comme si le film n’était pas en train d’être tourné » : le documentariste s’inscrit dans une durée, un processus de dévoilement dont l’authenticité dépend du rapport noué à celui qui s’expose – « voir devient problématique ».
Gérard Wajcman et Jean-Louis Comolli ont en commun cette politique du regard, et cela sans exclusive, du documentaire le plus exigeant à la série la plus populaire. La critique idéologique était autre fois volontiers manichéenne ; elle se fait aujourd’hui avec une grande subtilité en s’attachant à l’analyse des formes et en se glissant dans le regard que chacun de nous pose sur ce qui lui est donné à voir.