Positif, mars 2014, par Vincent Amiel
En détaillant les conditions de tournage de films sur la Résistance, sur la libération de Paris, sur certains camps de concentration, Sylvie Lindeperg, dans La Voie des images, propose à la fois une mise au point sur le parcours de ces images, de leur production à leur exploitation, sur les intérêts croisés qui leur sont liés, et une réflexion fondamentale, d’une grande finesse, sur la fonction et l’utilisation des images d’archives. Disons-le tout de suite : peu de livres associent comme celui-ci la précision des sources historiques, l’intérêt sans cesse maintenu de l’enquête, et une sensibilité de tous les instants qui ne craint pas de se mêler aux constats objectifs, et donne tout son prix à cette étude essentielle sur le statut des images dans notre perception de l’Histoire.
« Ce livre témoigne d’un nouveau déplacement de mes interrogations sur les images de la Seconde Guerre mondiale : la curiosité qui l’anime porte sur l’histoire de leur enregistrement, sur le moment bref et singulier de la prise de vue. » Voilà pour l’enquête qui porte l’historienne, par exemple vers le tournage des rares images disponibles de la Résistance, et leurs conditions forcément complexes de réalisation ; mais ce n’est pas le seul motif de curiosité et d’investigation de l’auteur, qui poursuit sur la manière dont elles ont été exploitées, pendant la guerre et après. Comment et avec qui le maquis du Vercors a-t-il été filmé ? Que deviennent ensuite ces images, qui peuvent servir à plaider la cause de la Résistance en Angleterre pour un soutien plus conséquent, mais qui peuvent aussi se révéler dangereuses aux mains de l’occupant, et quelle est leur destinée après la Libération, remontées, associées à d’autres provenant de sources différentes, commentées, soumises aux jeux de la recomposition politique de la France ? Et pourquoi seront-elles montrées si tard, en août 1948, contrairement à celles de la libération de Paris, projetées avec un immense succès l’été 1944, quelques jours à peine après avoir été tournées ? La trajectoire et l’usage comparé de ces bobines nous fait plonger dans les intérêts politiques du moment, la complexité des équilibres auxquels le cinéma/monument participe (sous couvert la plupart du temps de n’être que cinéma/témoignage), et nous amène aussi à comprendre à quel point le documentaire et la fiction se mêlent pour composer une mémoire collective. L’exemple des scènes d’exécution d’otages, reconstituées pour le film de René Clément La Bataille du rail, très vite après la fin de la guerre, et utilisées par la suite comme des images documentaires est à ce titre passionnant, édifiant et vertigineux. Sylvie Lindeperg ne manque pas d’épingler en particulier une docu-fiction à succès, La Résistance (4,5 millions de téléspectateurs sur France 2 !) qui, en 2008, commet encore ce genre d’approximation.
Mais l’utilisation de reconstitutions ou de fictions dans certains films d’archives n’est que le plus spectaculaire des mauvais usages que pointe (et dénonce) à juste titre l’auteure. L’absence de contextualisation des images, plus pernicieuse parce que plus discrète et sans doute moins pensée, est le défaut récurrent auquel elle s’attaque avec beaucoup de finesse. Le « lissage » de ces images, qui permet de confondre images d’amateurs, films de propagande, plans volés ou composés, confine à un véritable détournement (non seulement de l’intention du filmeur, mais, par là, de la signification des documents). À de multiples reprises, Sylvie Lindeperg remarque qu’on ne peut pas traiter indifféremment des « films de famille » (les séquences tournées par Eva Braun dans le nid d’aigle de Berchtesgaden), des documents destinés à un témoignage « privé » (les films en couleur 16 mm de George Stevens à Dachau) et des films destinés à un usage officiel, ouvertement ou pas propagandistes. Ni le cadre ni le cadrage ne sont les mêmes, ni l’œil ni l’objet. Il faut donc savoir ne pas réduire l’image à son contenu, mais rapporter celui-ci au type de regard qui l’enregistre et le transmet, « car l’archive filmée est aussi une archive des manières de filmer, de porter un regard sur le monde, les hommes et l’événement ». Ce sont les aspects les plus passionnants du livre, parce que touchant tous nos usages de l’image, provoquant à leur endroit une réflexion d’ordre anthropologique, et reposant ici, constamment, sur des exemples précis. Comment le film « donne sa forme à l’Histoire », selon une belle formule de l’auteure, et comment cette forme se constitue, et continue à s’imposer ou à évoluer, en fonction des usages de l’image : c’est au fond l’un des objets majeurs de l’ouvrage, qui se prolonge dans un long entretien final avec Jean-Louis Comolli.
Les deux chapitres concernant les camps rappellent que Lindeperg a publié un livre essentiel surNuit et Brouillard. Elle traite ici de deux tournages particulièrement complexes, puisqu’il s’agit du film tourné à Terezin (camp/ghetto) par les prisonniers eux-mêmes, sous contrôle strict des nazis*, et de celui consacré à Westerbork, au printemps 1944, et resté à l’état de rushes, tourné lui aussi par des prisonniers juifs, sous contrôle des autorités du camp et à l’initiative de celles-ci. Les objets sont délicats à manier, on est loin de simples images de propagande et encore plus, bien sûr, de témoignages spontanés. L’auteure essaie d’y repérer les signes d’un témoin ambigu (le cinéaste, aussi bien que chaque personne filmée), qui participe au mensonge tout en étant victime lui-même. Elle traque les regards vers la caméra, les mouvements difficilement explicables, tout ce que l’image peut révéler aujourd’hui, et qui ne faisait qu’à peine vibrer lors de sa production ou, à l’inverse, qui pouvait signifier tant pour les acteurs du drame, et qui nous échappe aujourd’hui. « Suivre la voie des images, c’est leur redonner l’initiative, prêter attention aux murmures et aux signes labiles dont elles sont dépositaires », annonce-t-elle dès le début du livre. Là encore, le destin de ces images est multiple : les unes sont assez vite oubliées, alors que les plans du convoi de Westerbork vers les camps d’extermination de l’Est seront sans cesse recyclées, et certaines images deviendront emblématiques. Sylvie Lindeperg suit ces destins variés, les manipulations, les détournements, les découpages. Et toujours, ce qui rend ces pages aussi lumineuses qu’émouvantes, elle associe la précision des faits à l’exercice d’une sensibilité dont elle revendique la place essentielle dans toute analyse sérieuse – donc aussi politique – de l’image.
Son attention aux formes de mise en scène des plans tournés à Westerbork ou à Terezin, qui est une attention aux signes de la peur, de la mort, de la dignité, et du regard qui les prend en compte,rejoint la préoccupation qui est la sienne quand elle dénonce la standardisation et l’« esthétique de l’hypervisibilité » des images d’aujourd’hui, qui dénient à l’image son essence formelle, donc sensible, dans le témoignage qui peut être le sien. « Le procès en “formalisme” revient à prétendre que le visible n’entame pas le réel alors même que les représentations du passé conçues au cœur des industries culturelles contribuent, à leur manière, à influencer l’histoire d’aujourd’hui et à produire celle de demain. » La Voie des images est un livre essentiel pour s’en persuader, s’il en était besoin.
* Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet (Terezin. Un documentaire sur la zone de peuplement juif), plus connu sous le titre Der Führer schenkt den Juden eine Stadt (Le Führer offre une ville aux juifs), tourné l’été 1944.
Mystères d’archives
À propos de la libération de Paris, Sylvie Lindeperg cite un numéro de Mystères d’archives, la série que réalise Serge Viallet depuis plusieurs années sur Arte. C’est l’occasion de saluer cette excellente émission, dont le principe est d’interroger des archives filmiques, pour certaines célèbres mais tronquées, pour d’autres totalement ignorées, et de poser des questions de sources, d’angles de prise de vue, de conditions de tournage, de distribution des films, qui mettent en valeur des choix politiques ou historiques, des choix éditoriaux qui sont souvent symptomatiques. À partir d’archives de l’INA, mais souvent aussi d’archives étrangères (Viallet aime à souligner la disponibilité et la richesse des archives américaines en l’occurrence), ce sont des événements (l’enterrement de John Kennedy, la capitulation du Japon…) qui sont remis dans un contexte médiatique passionnant, analysés en tant que mises en scène, dont les images, et pas seulement leur contenu est pris en compte. Les films sur l’ouverture des camps de concentration (saison 3) ou sur les fusillades de l’Hôtel de Ville autour de De Gaulle lors de la libération de Paris (saison 1) sont des modèles d’investigation et de décryptage. Ces Mystères d’archives font mesurer davantage encore, par la complexité et la variété des matériaux traités, la nécessité d’une réflexion telle que la mène Sylvie Lindeperg.