Télérama, 4 novembre 1992, par Michèle Gazier
Lorsque le romancier espagnol Camilo José Cela se rendit à Stockholm pour y recevoir le Prix Nobel de littérature en 1989, il fit remarquer au jury, dans son discours de remerciements, qu’il était très honoré de cette distinction, mais qu’elle aurait pu couronner l’œuvre d’un autre Espagnol remarquable : Miguel Delibes. Cette mention courtoise, et tout compte fait peu coûteuse, avait cependant le mérite d’attirer l’attention sur l’un des plus grands écrivains contemporains, que son extrême discrétion et sa retraite dans le fin fond de sa Castille bien aimée maintiennent dans l’ombre. En Espagne, bien entendu, on sait que Delibes est un immense auteur, mais alors que les Montalban, Marsé, Cela, Goytisolo et autres romanciers ont enfin trouvé un lectorat en France, Delibes demeure un inconnu malgré les trois livres traduits à ce jour. Pour se convaincre de l’injustice d’une telle ignorance, il suffit d’ouvrir son roman Les Saints Innocents dont les éditions Verdier viennent de nous donner une merveilleuse traduction française.
Dans un coin de cette Castille au temps arrêté, aux mœurs immuables, dans une de ces propriétés immenses sur laquelle règne un hobereau chasseur et capricieux, se joue le drame éternel de l’indifférence et de la pauvreté. Le « señorito Ivan » impose sa loi archaïque et ses privilèges de classe à toute une population paysanne qu’il maintient dans une sorte d’esclavage. Sur cette terre dont il a hérité, les hommes et les bêtes, les champs et les bois lui appartiennent au même titre, et il en jouit avec un égale désinvolture et une égale cruauté. Seuls les simples d’esprits lui échappent, puisqu’ils habitent un autre monde que le sien, qu’ils développent une autre logique. Ainsi l’Azarías à l’ineffable sourire d’idiot.
L’Azarías n’aime que les oiseaux, corneilles et busards qu’il apprivoise, et sa nièce, gamine monstrueuse au corps et à l’esprit ralentis, fille de Paco le petit, véritable chien de chasse du « señorito Ivan ». Bienheureux Azarías au-dessous des humains ordinaires et pour cela même au-dessus des lois et des normes qui régissent cet univers sans liberté. C’est par sa main innocente que justice sera faite. « Bienheureux les simples en esprit », lit-on dans les Évangiles. Et c’est dans l’espace de paix et d’espoir de cette parole christique librement réinterprétée que se déroule, implacable, ce roman aux accents de poésie et de mythe.
Depuis ses premiers livres, et notamment Les Rats (traduit en 1990), Miguel Delibes ne cesse de revisiter l’univers immobile de son pays castillan, qu’il regarde avec les yeux d’un Homère face à la Grèce des épopées et des tourmentes. Peu à peu, délaissant la structure romanesque classique, il s’est inventé une écriture aux frontières de la modernité et de l’Antiquité : entre récit éclaté, monologue intérieur, oratorio et chant épique.
Tout se passe comme si, peu à peu, le monde événementiel s’était éloigné de lui, de même que lui s’est éloigné du monde, se débarrassant au fil des livres de son regard de journaliste (Delibes a dirigé pendant de longtemps un journal espagnol important : El Norte de Castilla), de chroniqueur d’un temps et d’une époque pour ne plus aller que vers l’essentiel : une terre éternelle, une nature végétale et animale porteuse d’espoir, des hommes perdus sous un ciel vide. Et puis, entre l’arbre et l’homme, entre l’oiseau et l’ange, s’obstinent à vivre des êtres inachevés qui participent de l’infini mystère de la création, qui n’ont pas encore tout oublié des mythes fondateurs et de l’innocence originelle. Des justiciers comme on n’en trouve plus que dans les vieux westerns et dans la Bible.