Bulletin de l’Institut français d’architecture, par Jean-Claude Garcias
Bourgeois cultivé, maire de Rome sur une liste du ci-devant Parti communiste italien, Giulio Carlo Argan a beaucoup écrit sur l’art. Après un livre sur la perspective (Architecture et perspective chez Brunelleschi et Alberti), les Éditions de la Passion viennent de sortir une collection de ses essais qui ratisse large, puisqu’il y est question de design, d’art, d’architecture et d’urbanisme. Elle regroupe 28 essais, de 4 à 50 feuillets, rédigés de 1930 à 1964, et retrace tout un itinéraire intellectuel, depuis un premier texte sur Sant’Elia paru sous le fascisme, jusqu’à la somme théorique qui lui donne son titre, rédigée au temps de l’euro-communisme.
Le collage non-chronologique de ces textes, comme leur origine variée et obscure, suscite un brouillage idéologique. Ce livre passionnant interpelle aussi ceux qui partagent globalement les thèses de l’auteur : il faudrait pour l’apprécier pleinement un appareil critique qui décrirait les publics visés, l’évolution de la lutte d’idées dans la péninsule, voire le détail de la situation politique depuis la marche sur Rome. Et par son intelligence même ce chapelet d’articles donne froid dans la dos : tant d’amour de l’art, tant de savoir, tant d’analyses finement dialectiques, dont on espérait aussi qu’ils conduisent le pays au compromis historique et à « une vie sans faste ni misère » ont à peine retardé l’avènement du berlusconisme… Le genre lui-même paraît hybride : d’où, à qui et de quoi parle-t-on vraiment ? […] Projet et destin propose des analyses époustouflantes de tous ceux auxquels nous nous intéressons encore : Aalto, Van Doesburg, Gropius, Corbu, Mondrian, Morris, Pagano, Ruskin, Wright et bien d’autres. On y trouvera des pages fulgurantes sur « la crise de l’objet », « les éventrements » mussoliniens, « le faux historique » de la rénovation de Rome qui a transformé en plèbe l’ancien peuple romain. Et qui d’autre qu’Argan aurait pu écrire que « l’architecture moderne est née dans le sillon de l’impressionnisme », que « Wright est le Cézanne de l’architecture nouvelle » ou que la morale de Ronchamp « trouve sa limite dans l’intérêt politique ». Le marxisme sans rivages d’Argan connaît aujourd’hui le reflux. Mais il a laissé des joyaux sur la plage.