L’Architecture d’aujourd’hui, par Jean-Claude Burdese
Bien que la « dislocation » fût intronisée en architecture par Eisenman, il ne s’agit pas ici d’un dernier essai sur la philosophie et la déconstruction. Ainsi, invoquer la dislocation, aujourd’hui encore si lourdement connotée, comme une rencontre possible de l’architecture et de la philosophie risque d’entretenir le malentendu chez ceux qui n’auront pas pris la peine, par-delà le titre, de se plonger dans la lecture du stimulant ouvrage de Benoît Goetz.
Totalement étranger au discours sur la défaite ou la dissémination à l’infini de l’architecture, l’auteur nous invite à la repenser comme l’irréfragable condition de notre existence : être serait architecture. « La tendance la plus primitive de se blottir, de se recroqueviller, de s’enrouler et de se refermer en créant avec soi-même un dehors-dedans, est déjà architecturale. S’endormir en posant la tête dans le creux du bras est un acte d’architecture. »
L’impossibilité de reconnaître un lieu pour notre existence, la nécessité ontologique de « s’espacer » pour notre être-ensemble s’exprimerait dès la genèse selon ce qui serait la première « dislocation ». « La première dislocation, c’est la chute hors du Paradis. Non seulement au sens où les premiers hommes, dans le récit de la Genèse, ont été chassés du lieu unique et parfait, mais au sens où ils sont entrés dans un espace où règne la division dedans/dehors. Ils sont entrés dans un espace partagé, c’est-à-dire dans l’espace tel qu’il sera désormais pour les hommes. »
La dislocation délivre alors l’espace comme possibilité d’être, espace que l’architecture se charge d’immobiliser, d’identifier pour que l’être existe. « L’architecture travaille les dimensions et les seuils qui sont ceux de l’existence elle-même […]. Mais l’existence ne peut jamais, elle, se maintenir nulle part, il lui faut sans cesse passer, aller à l’autre… Et c’est à l’architecture qu’il revient de tracer les frontières de cette altérité. Elle instaure des côtés, mais aussi, entre eux, des ouvertures et des passages. »
Loin des tumultes de l’actualité, l’auteur nous invite à une réflexion en profondeur, essentielle, sur l’espace, l’architecture et la ville. Avec Heidegger, il explore la dimension ontologique de l’architecture comme « moment du monde » : « être-le-là », mais aussi comme « substance éthique ». « Il y a une éthique de l’architecture parce que l’architecture est ce qui espace l’espace, précise, tranche, partage l’espace, de sorte qu’il n’y a jamais l’espace, mais des espaces. L’espace, c’est les espaces, c’est l’espacement. Cette disjonction, cette dislocation, est la condition même de l’éthique qui suppose qu’il y ait toujours une pluralité de séjours et qu’aucun lieu ne soit absolument, définitivement, convenable. L’être-le-là est disloqué parce qu’il vacille toujours au bord du lieu où il se tient. »
Benoît Goetz nous propose un livre de philosophie qui prend l’architecture au sérieux, tente une pensée « au départ de l’architecture ». La puissance d’espacement de l’architecture serait à comprendre dans sa « neutralité » et non dans son expressivité. L’auteur étend sa réflexion à la ville dont la substance hétérogène trouverait son altérité dans la place urbaine, neutre, sorte de « clairière politique », d’espacement ouvert au devenir de l’être.
Benoît Goetz identifie la Modernité comme la tentative la plus aboutie d’une architecture travaillant à involuer vers sa neutralité, vers le pur espacement, mais encore d’une architecture qui aurait eu pour projet la modification de l’habiter, de l’être.
Cependant, la focalisation quasi absolue sur Le Corbusier peut surprendre à double titre. On sait, depuis le fameux article de Françoise Choay (« L’épaisseur d’un mythe »), combien Le Corbusier joue pour son propre compte avec les doctrines du Mouvement moderne et qu’il serait illusoire de prétendre mettre en adéquation ce qu’il dit et ce qu’il fait. Le Corbusier, au-delà de l’immense architecte, ne saurait être, tel qu’en lui-même, un matériau fiable, représentatif ni du Mouvement moderne ni de lui-même.
Enfin, au risque de sembler épouser une doctrine, pourquoi arrimer avec une telle obstination au séculier ce qui se veut une réflexion philosophique sur le « champ trancendantal de l’architecture » ?
À ces réserves près, la lecture de Benoît Goetz est passionnante, a le grand mérite de nous amener à être en autre intelligence avec l’architecture et de, sans aucun doute, révéler à bon nombre d’architectes combien ils pouvaient être heideggérien sans le savoir.