Urbanisme, par Thierry Paquot
Après bien des péripéties, l’ouvrage de Richard Sennett, dont l’édition originale date de 1994, sort enfin en français grâce à l’opiniâtreté de R. et M. Perelman, et c’est tant mieux. On connaît Les Tyrannies de l’intimité et La Conscience de l’œil de ce sociologue et historien marqué à la fois par Hannah Arendt et Michel Foucault ; là, il souhaite expliquer les « relations spatiales des corps », le jeu inégal des cinq sens du citadin dans la ville en une généalogie comparée qui le conduit de l’Athènes du temps de Périclès à New York, ville globale, en passant par la Rome d’Hadrien, le Paris de Jean de Chelles, le ghetto juif de Venise, Londres décrit par le romancier E. M. Forster. La nudité des Grecs – que l’on observe sur les vases – n’est pas le signe d’un hédonisme joyeux, elle marque un « déséquilibre dans les relations entre hommes et femmes, dans la formation de l’espace urbain et dans la pratique de la démocratie athénienne ». Quant aux Romains, ils prévilégient trop le « pouvoir de l’œil » au détriment des autres sens, ce qui nourrit une profonde critique de l’image, que les premiers chrétiens adopteront en « se déracinant d’eux-mêmes » et symboliquement en niant leur corps dans le corps partagé du Christ. Si l’Occident médiéval consacre le « travail mélancolique » qui annonce le divorce du temps en dualité entre un temps de l’Église et un temps des marchands, la Venise de la Renaissance « enferme » les juifs et pratique une ségrégation protectrice. Quant à la ville classique, elle adhère, non sans réticence, à la théorie de la circulation du sang de Harvey et considère que tout doit circuler en elle, ce que corroborent les propositions urbanistiques de Pierre Patte. À partir de ce moment-là et plus encore avec les Lumières, la ville se fait corps, avec une tête, un cœur, des poumons (nécessairement « verts » !), des artères et bien d’autres veines… Tout y circule : le capital, les marchandises, les désirs, et les destins individuels y changent de chemin ; c’est l’apogée de « l’individualisme urbain ». Vient le temps du confort et des réseaux, du soi triomphant mais aussi inquiet et de l’Autre dont l’étrangeté affirme nos différences. « Je défends l’idée, écrit Richard Sennett, que la forme des espaces urbains s’inspire en grande partie de l’expérience qu’ont les gens de leur propre corps. Pour que les habitants d’une ville multiculturelle puissent être attentifs les uns aux autres, je crois qu’il est important de changer la manière dont nous appréhendons notre corps. » D’où ce magnifique détour par l’histoire du corps et de ses représentations successives, depuis les transgressions d’Adam et Ève au jardin d’Eden jusqu’au jogging matinal à Central Park… Par cet ouvrage érudit qui s’interdit toute prétention écrasante, l’auteur vise à accompagner le lecteur dans ses découvertes, ravi de le déconcerter et de l’instruire.