Transfuge, février 2007, par Vincent Jaury
Les talents oubliés d’Hérodote
Considéré à juste titre comme le père de l’Histoire, Hérodote fut aussi un grand voyageur et l’inventeur de la prose. Dans un livre qui paraît aux éditions Verdier, Thomas De Quincey, écrivain anglais du XIXe siècle, lui rend hommage.
Thomas De Quincey ne se contentait pas de consommer de l’opium. Romantique anglais du XIXe siècle, grand érudit, essayiste, philosophe, conteur, il a beaucoup écrit, en plus de ses célèbresConfessions d’un mangeur d’opium anglais, traduit en français par Alfred de Musset puis par Charles Baudelaire. Il apprit précocement le grec, puisqu’à 13 ans il le lisait, et à 15, il l’écrivait. Comme quelques romantiques de l’époque, l’Antiquité le passionnait. Keats s’était inspiré d’Homère, Walter Savage Landor écrivait ses poèmes épiques « Hellenics », « Italics », Percy Bysshe Shelley composait son « Prométhée délivré », adaptation libre du « Prométhée enchaîné » d’Eschyle, De Quincey, lui, s’enflamma pour Hérodote.
Ami de Sophocle
D’abord, écrit‑il, Hérodote est surtout connu comme « le père de l’Histoire », ouvrant la voie au grand historien Thucydide. Première raison de son intérêt pour l’Histoire : une vie intellectuelle grecque extraordinaire. Au VIe siècle avant J‑C, en Asie mineure, là où naquit (précisément à Halicarnasse) et vécut longtemps Hérodote, on pouvait rencontrer tous les premiers philosophes de l’école de Milet, Thalès, Anaximandre, Anaximène. Hécatée, le prédécesseur d’Hérodote, était aussi de Milet. Hérodote vécut à Athènes où le bouillonnement intellectuel était sans commune mesure. Il connut l’Athènes de Périclès, était l’ami de Sophocle. Il eut accès aux discussions théoriques inspirées par l’enseignement des premiers sophistes et aux débats de l’assemblée du peuple, où les Athéniens, fiers de leur démocratie, s’exerçaient en permanence à l’analyse politique. Hérodote, influencé, intégra l’analyse dans son travail, les anecdotes furent alors interprétées, ce qui lui fit mériter d’une certaine façon le qualificatif d’historien. Deuxième raison qui stimula sa curiosité : les guerres médiques, opposant les Perses à de nombreux pays, dont la Grèce, qui lui donnèrent du grain à moudre, et devinrent même, en remontant deux siècles auparavant, l’objet d’étude central d’Hérodote, dans ses neuf livres intitulés Istoric (historiè : enquête.) On est évidemment loin de l’Histoire telle qu’on l’entend aujourd’hui. Il n’y a pas de chronologie, il tient compte des légendes (même s’il s’interroge à leur propos), il recueille un maximum d’informations, sans faire de choix. Père de l’Histoire, il l’était certainement, mais Thomas De Quincey, dans cet essai, s’agace qu’on se souvienne de lui uniquement en tant qu’historien. Il rappelle qu’Hérodote a peut‑être été le premier grand voyageur de l’humanité : il s’est rendu en Égypte, où il a enquêté sur le Nil, les pyramides, Memphis, Éléphantine et poussa sa curiosité jusqu’à Tyr. Il alla en Palestine, et vit Jérusalem dont il calcula les dimensions, puis en Europe, en Asie, en Afrique. Tous ses voyages, faits sous le signe d’une grande tolérance, étaient toujours menés dans le but de mieux connaître le monde habité, l’oikouménè comme disaient les Grecs. Il décrivait, émettait des hypothèses, écoutait les ouï-dire, tentait de comprendre les coutumes locales, les systèmes religieux, l’histoire des villes… Il était aussi un scientifique qui fit des découvertes révolutionnaires pour l’époque. Il mena une réflexion sur le ciel, le Soleil, la Lune, l’atmosphère, les climats et les vents. Pensées, qui, selon De Quincey, si elles se révèlent fausses aujourd’hui, n’en sont pas moins faites de quelques bonnes intuitions.
« Artiste littéraire »
Mais surtout, nous dit De Quincey, Hérodote est le père de la prose. Homère, 600 ans avant, inventait le vers, lui créa la forme qui deviendra dominante dans la littérature. C’est une révolution radicale à l’époque : on écrivait en vers quand Hérodote décida soudain de ne plus respecter « les règles de la métrique ». Il développa un style très personnel, avec de longues parenthèses, des retours en arrière, de l’ironie, se déployant dans une humeur changeante, très libre. Ce qui fait dire à De Quincey qu’Hérodote était un vrai « artiste littéraire » doué d’une « puissance intellectuelle ». Certes, De Quincey sait que peu de temps avant Hérodote, certains Grecs écrivaient des récits mythiques en prose, souvent sur la fondation des villes ou sur des généalogies. Il cite Scylax, par exemple, qui travaillait sur des sujets similaires, notamment un livre pour les navigateurs de la Méditerranée. Mais, nous dit‑il, Scylax était un « artisan besogneux », pas un artiste. Cet essai de De Quincey nous donne donc à (re)découvrir un homme extraordinaire, plus qu’un simple père de l’Histoire (ce qui, concédons‑le, est déjà pas mal), un encyclopédiste qui inventa la prose.