Lettres de la société de psychanalyse freudienne, 2012, par Patrick Avrane
Voici un petit livre pétillant d’intelligence, de savoir et de justesse. Alain Boureau, historien médiéviste réputé, auteur d’une œuvre conséquente – La Papesse Jeanne, Aubier, 1988 ; Le Droit de cuissage. La Fabrication d’un mythe (13e-20e siècle), Albin Michel, 1995 ; Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Odile Jacob, 2004 –, nous parle ici de son engagement, de sa passion, du lien qu’il fait, et dont il nous convainc, entre psychanalyse et scolastique du Moyen Âge.
« Depuis vingt-cinq ans, je charge obstinément de scolastique tous les thèmes psychanalytiques possibles » (p. 7), nous prévient-il d’emblée, en précisant ce qu’il entend par scolastique : « Les archives anciennes (1150-1350) d’une activité commune et singulière d’explication du monde à partir des structures familiales » (p. 10, souligné dans le texte). Une question est centrale : qu’est-ce que l’âme ? Un outil est essentiel : le langage. « Le langage, pour les scolastiques, agit. Loin des brumes de 1’efficacité symbolique des ethnologues, il effectue parfois ce qu’il dit » (p. 33, souligné dans le texte). Et c’est bien, nous le savons, de cet agir du langage, dont témoigne l’hystérie de conversion, que la psychanalyse est née.
« La scolastique, pour moi, est l’occurrence rare d’une science de l’homme. Ce qu’on nomme actuellement les sciences de l’homme ne s’intéresse qu’aux manifestations de l’homme, qu’à son être dans le monde. L’homme est déjà là. La scolastique et la psychanalyse s’interrogent sur la formation même de ce lien au monde » (p. 65). Alain Boureau commence donc par interroger son propre lien au monde. Une mère qui est la seule à pouvoir le faire manger, un livre d’images appuyé contre une bouteille, un souvenir de confusion entre le bon et le mauvais héros dans Lucky Luke en sont quelques traces lointaines qu’il nous offre. Le concept d’avidité chez Winnicott en écho à funditas,un mot incompréhensible en latin chez un franciscain du 13e siècle, l’étude des impossibilia, textes médiévaux des sophismes ou des questions insolubles, en sont d’autres occurrences. Mais presque à chaque page, issues du savoir assuré de l’auteur, des questions surgissent : la distinction entre la droite et la gauche, des points cardinaux ; la différence entre les vierges qui ont fait vœu de continence et celles qui ont émis ce vœu après avoir été déflorées ; l’habit béni (sic benedictus) qui ne diffère de l’habit bénédictin (benedictus) que par deux lettres ; la traque des lapsus calami dans les manuscrits ; à chaque fois, ces réflexions ne peuvent que résonner chez le psychanalyste, habitué qu’il est dans sa clinique à la surprise de questions étranges. Ainsi, l’historien, en nous faisant prendre connaissance de l’institution scolastique médiévale comme de ses textes, particulièrement ceux de saint Thomas d’Aquin, leste la clinique psychanalytique actuelle de son savoir historique.
En Somme se lit presque comme un roman d’enquêtes policières. Grâce à Alain Boureau, nous découvrons les aventures de la scolastique médiévale si proches de l’aventure psychanalytique, que, par-delà les siècles, elles 1’éclairent.