Le Monde, 21 décembre 1990, par Pierre Lepape
C’est dans un village de Castille dont il a voulu, comme Cervantès dans le Quichotte, taire le nom, que se déroule l’action des Rats. En ce début des années soixante, le souvenir de la guerre civile est moins brûlant ; et, si la modernité frappe aux frontières de l’Espagne, si les premiers touristes accourent vers des rivages ensoleillés, la Castille, elle, est encore plongée dans une léthargie millénaire.
Vertueuse, noble pauvreté des paysans qui vivent sans défense face aux caprices des saisons et dépendent du bon vouloir d’un ciel inclément et de quelques propriétaires terriens non moins indifférents à la misère de leurs fermiers. Le village est une enceinte, un territoire clos qui obéit à quelques règles de base et s’organise autour de quelques rites, dans la tradition des sociétés primitives.
Le village a son ancêtre omniscient, dont on refuse d’écouter les souvenirs, sa paroissienne riche confite en dévotion, sèche comme une terre d’été, son maire dont le passé phalangiste affleure et qui doit sa fonction à cette vieille fidélité militante, son vacher dont la complexion physique peu commune – il a quelques vertèbres de trop – alimente encore bien des conversations. À la fois intégrés et exclus, le Ratier et son fils Nini vivent à part, dans une grotte naturelle, par goût de la liberté et parce que la chasse aux rats d’eau dont ils vivent ne leur permet pas d’être des citoyens à part entière.
Un peu sorcier, un peu magicien, Nini est un vrai marginal. Enfant né d’amours incestueuses, il sait la nature à la manière des animaux. Nini est un être pur, une vieille âme dans un corps d’enfant malingre, le déchiffreur privilégié de tous ces cycles – saisons, fêtes religieuses – que les paysans subissent et dont ils sont les serviteurs et les prisonniers. Le seul à savoir franchir le cercle magique et maléfique dans lequel les villageois de ce lieu innommé – et donc légalement sans identité – sont enfermés de leur naissance à leur mort.
Conséquence de cet immobilisme, de cette communauté close de malheurs domestiques : la fermeture au monde, à tout ce qui peut venir de l’extérieur, à l’étranger immédiatement perçu comme un danger plus fort que tous ceux de la nature. Et l’étranger viendra un jour, chasseur de rats pour son plaisir, ennemi mortel qui appellera la mort…
Pour décrire ce calvaire paysan et la lumineuse sagesse de l’enfant, Miguel Delibes aurait pu avoir recours au roman social, à la fresque paysanne, à l’épaisse et dense pâte de l’écriture réaliste. Au témoignage cru, il a préféré la poésie, la transparence, la cruauté nue, le dépouillement d’une écriture qui s’attache au mot juste et recherche toujours le nom précis, d’une plante, d’un oiseau, d’un animal. De cette précision, de cette troublante simplicité naît un sentiment de magie. Celle-là même que maîtrise Nini, qui ne sait pas écrire les sons ni les décrypter sur la page blanche, mais qui sait lire à même le ciel, la terre, les ruisseaux.
Trente ans après sa rédaction, Les Rats, qui ne décrit plus une réalité castillane, garde une violente beauté qui ne doit plus rien au réel et tout à la pureté de l’écriture.