Le Monde, 20 janvier 2006, par Florence Noiville
Carlo Ginzburg : « Je préfère faire confiance au réel »
Le 17 mai 1972, à Milan, un homme est abattu à bout portant. Son nom : Luigi Calabresi, chef de la section politique de la police milanaise. Portrait-robot du tueur : homme jeune, cheveux châtains, 1,80 mètre. Faussement absorbé dans la lecture d’un journal, l’assassin attendait sa victime à la sortie de son domicile. Il a pris la fuite à bord d’une Fiat 125 bleue.
Toujours vivant dans la conscience collective italienne, ce meurtre est l’un des plus troublants des « années de plomb ». L’un des plus embarrassants aussi. Le procès qui l’a suivi, entièrement construit sur la parole « contradictoire et vacillante » d’un pseudo-repenti, a abouti à la condamnation à vingt-deux ans de prison d’Adriano Sofri, l’un des leaders du Mai 68 italien.
Un Dreyfus transalpin ? C’est ce qu’a toujours soutenu l’historien Carlo Ginzburg, dont le nom vient immédiatement à l’esprit lorsqu’on évoque cette affaire. Comme Voltaire pour Calas, comme Zola pour Dreyfus, Ginzburg, persuadé de l’innocence de son ami Sofri, s’est jeté à corps perdu dans la bataille du droit et de la vérité.
« Comment est-il possible, à la fin du XXe siècle, dans un pays démocratique dont la Constitution est une des plus éclairées d’Europe, que soit tranquillement énoncée une condamnation juridiquement irrévocable et systématiquement réitérée qui équivaut de fait à une condamnation à mort ? », s’indignait-il, il y a quelques années, dans les colonnes du Monde. Dans Le Juge et l’Historien, il dit sa « fureur » face à un procès sans preuves : « La balle trouvée dans le cadavre du commissaire ainsi que ses vêtements ont été détruits par la police elle-même, sous prétexte qu’elle manquait de place pour les conserver ! Même chose pour la Fiat, au motif que… la vignette n’avait plus été payée depuis cinq ans ! »
En décembre 2005, l’affaire Sofri a rebondi. Le ministre italien de la justice a fait savoir qu’il s’opposait à la grâce acceptée par le président Ciampi. Mais Ginzburg, cette fois, ne souhaite plus rien commenter. Prudence ? Tristesse ?
Au dernier étage d’un immeuble médiéval de Bologne, à deux pas des célèbres tours penchées, Carlo Ginzburg reçoit les visiteurs dans sa cuisine. Par simplicité autant que… par nécessité. Les murs, les sols, les tables de toutes les autres pièces sont envahis par les livres, journaux, dossiers, articles, documents… Seule la cuisine échappe à ce capharnaüm. Halte bienfaisante pour intellectuel hyperactif, elle ressemble à toutes les cuisines, avec soudain, loin des concepts, des torchons à carreaux et des photos d’enfants sur le réfrigérateur. Carlo Ginzburg a posé ses grosses lunettes et ses coudes sur la table. Sa voix grave et profonde, son éloquence et son érudition à donner le tournis : tout en impose chez cet homme à la stature d’imperator. Mais, soudain, il hésite. « Vous savez, dit-il, visiblement affecté. Sofri est très malade en ce moment. Il est dans une section de réanimation, on ne peut même plus le voir… »
Un silence. L’homme passe la main dans cette grosse tignasse poivre et sel qui lui donne parfois des allures bachiques. Puis il reprend, dans un français impeccable. Il raconte la similitude qui l’a toujours frappé entre ce procès-là et ceux de l’Inquisition, sur lesquels il a longuement travaillé. Logique pervertie, « subterfuges, pressions indues, volonté obstinée de punir » : ce qui le passionne, c’est la manière dont on peut, à partir de présupposés comparables, dire le droit et écrire l’histoire. « Tout procès, dit-il, est une sorte d’expérimentation historiographique in vivo. »
Tout Carlo Ginzburg est là. Un intellectuel engagé dans les débats de l’heure en même temps qu’un chercheur capable de consacrer des années à éplucher les minutes de procès en sorcellerie. Un historien plongé dans les livrets de comptes d’un meunier du Frioul au XVIe siècle ; un anticonformiste de l’histoire de l’art, passant à son crible (très personnel) les oeuvres de Giotto ou de Piero della Francesca. Un trublion aux fulgurances géniales, intéressé par Berlusconi (qu’il ne ménage pas) autant que par les marginaux et les sans-voix. « J’ai toujours eu l’intuition que “les autres”, les enfants, les idiots, les animaux même, saisissent quelque chose de très profond que ne voient pas ceux qui vivent au coeur des événements. »
À ses yeux, l’histoire est tout le contraire d’une discipline close. Il faut savoir enquêter dans les marges, accueillir les rencontres imprévues – une anecdote, un rituel, une affiche de propagande… –, être attentif au détail, à la trace, au presque rien. La prunelle de son oeil (noir intense, pétillant sous des sourcils épais et insoumis) ressemble à une lentille de microscope. Lorsqu’il la braque sur un minuscule événement, celui-ci, par miracle, devient parlant. C’est ainsi qu’il a « inventé » la « microstoria » ou « microhistoire ». « C’était dans les années 1970, avec un groupe de copains. Notre idée était d’examiner quelques réalités à la loupe et de poser le problème de la généralisation à travers des cas. » Ces « microhistoriens » pratiquent la « méthode de l’indice », se réclamant de Freud comme de Sherlock Holmes. Ce qui ne va pas sans susciter quelques remous parmi les tenants de l’orthodoxie !
« Mes sujets paraissaient douteux. Ces histoires de sorcières, ma tentative de réconcilier les procès et les croyances des gens accusés de sorcellerie, tout ça relevait plutôt du domaine des anthropologues. Le problème, c’est que ceux-ci ne travaillaient pas sur les archives de l’Inquisition. » D’où l’idée qu’il fallait inventer des parcours nomades, se frotter à des disciplines connexes : l’anthropologie, le droit, l’économie… et, pourquoi pas, la littérature.
Justement, avec Nulle île n’est une île, Carlo Ginzburg butine sur les terres des écrivains. C’est un champ qui lui est familier. L’année de sa naissance, en 1939, son père fonde – avec Giulio Einaudi et Cesare Pavese – les éditions Einaudi. « Il enseignait la littérature russe. Mais, comme il avait refusé de prêter serment au régime fasciste, il a perdu son poste. » Lorsqu’il meurt, en 1944, à la prison de Rome, le petit Carlo a 5 ans. Sa mère, la romancière Natalia Ginzburg, refait sa vie avec un spécialiste des lettres britanniques. Pendant la guerre, l’enfant fait son miel des contes et légendes des Abruzzes, où sa mère et lui se sont réfugiés. « On peut dire que j’ai grandi dans un milieu où la littérature faisait partie de l’environnement, intellectuel et même physique », note-t-il avec nostalgie.