Revue Poésie, premier trimestre 2002, par Jacques Roubaud
Henri Meschonnic s’auto-célèbre
1 – Henri Meschonnic n’est pas content.
Henri Meschonnic n’est pas content. Pas content ? C’est peu dire. Il est furieux, il enrage, il bout littéralement. La France est en danger. À cause des poètes. Ils ne font pas ce qu’il faut, et ils font ce qu’il ne faut pas. Henri Meschonnic n’arrêtait pas de le leur dire ; depuis des années il lançait des avertissements. En vain.
2 – Nul n’écoutait.
Nul n’écoutait. Alors, il s’est décidé à frapper un grand coup. Il a pris sa plume (ou son ordinateur), l’a trempée dans son encrier plein de vitriol (la plume, pas l’ordinateur), et s’y est mis : diagnostic, remèdes ; dénonciation des erreurs. Erreurs, si on est charitable (mais ce n’est pas le cas de Henri Meschonnic) ; crimes si on l’est moins. Pas moins de 266 pages ont été nécessaires à cette œuvre de salubrité publique, publiée aux éditions Verdier sous le titre de Célébration de la poésie.
3 – Il n’y a pas que les poètes à corriger.
Il n’y a pas que les poètes à corriger. Les poètes, par exemple, pensent mal la philosophie. Mais, symétriquement, les philosophes pensent mal la poésie. (D’ailleurs, « les philosophes ne pensent pas », comme il l’a expliqué récemment, dans un colloque, ajoutant : « je ne suis pas philosophe », affirmation dont il paraissait déduire, par une application originale de la logique des propositions, que lui, en revanche, pensait ; et pensait bien.)
4 – Dans un chapitre intitulé « Le veau dort »
Aux pages 191 et suivantes, dans un chapitre intitulé (est-ce de l’humour ?) « Le veau dort », Meschonnic commente, défavorablement cela va sans dire, la poésie de quelques auteurs ; successivement Xavier Bordes, Philippe Jaccottet, Philipe Delaveau, Charles Juliet, André du Bouchet, Claude Royet-Journoud, Jacques Jouet, Jean-Jacques Viton, Sylvie Fabre, Marc Cholodenko, Christian Prigent, moi-même, Henri Deluy, Jean-Marie Gleize, André Velter, Philippe Beck. Dans chaque cas, il cite quelques fragments, qu’il juge significatifs.
5 – Dans cette première petite chronique meschonicienne
Je vais, dans cette première petite chronique meschonicienne, commenter à mon tour, mais brièvement, son commentaire. Préalablement, je reproduis quelques-unes de ses affirmations liminaires (p. 8) : « La quasi-identité de la poésie et du sacré a entraîné une confiance au langage, envahi par le descriptif, le narratif. Puisqu’il s’agit de nommer pour croire que la chose est là, variété naïve du réalisme.
Cette confiance est adjectiveuse. L’adjectif y prolifère, parce qu’il est le descriptif. Avec une contagion de clichés qui se porte aussi sur les noms et les verbes. L’adoration de la poésie a pour symptôme un épanchement verbeux.
Dont voici quelques exemples. Il en faut, sinon vous croiriez que je rêve. Dans Comme un bruit de source de Xavier Bordes – mais il faudrait recopier tout le livre. »
6 – Meschonnic cite alors un poème,
Meschonnic cite alors un poème, dont le titre est Matin. Or il ne reproduit pas, en fait, le poème de Xavier Bordes, mais une version fort différente, tout à fait différente pour qui pense qu’un poème, ayant une dimension écrite, existe d’une certaine manière, et pas une autre, sur la page : il (je cite Meschonnic lui-même – J.R.) « souligne les adjectifs, et les noms qui font adjectifs (féérie), et les associations – clichés (la nappe liquide, sans coup férir) ».
7 – Le lecteur est supposé ignorant
Le lecteur est supposé ignorant au point de ne pas reconnaître des adjectifs quand il les rencontre dans un texte. Cette falsification du poème est purement polémique, bien entendu. Après ce premier exploit citationnel, il enchaîne : « Dupuis et Cotonet, chez Musset, que des contemporains devraient lire » (il ne faut jamais rater l’occasion d’un peu de pédantisme. – J.R.) « voyaient le romantisme comme l’abus des adjectifs en littérature. Ici le signe est pris pour le poème, la description pour la vision, la poétisation pour la poésie ». Il conclut sur le triste cas de Xavier Bordes : « Il y a des admirateurs pour cette mièvrerie : certains lui auraient même donné le prix Mallarmé » (ça alors ! JR). Et enchaîne : « Alors, quelques autres.
Ainsi, pour la facilité du mommer comme erreur pathétique : adorer le signe en croyant adorer la poésie ». Et de qui s’agit-il ? De Philippe Jaccottet. La suite de la condamnation est du même tonneau.
8 – En même temps que sa Célébration de la poésie
En même temps que sa Célébration de la poésie Henri Meschonnic publie un livre de… faut-il dire de poésie ? Disons-le, bien que cette désignation lui fasse, semble-t-il, horreur. Le titre est Puisque je suis ce buisson (expression qu’on retrouve, mais sans majuscule, à la dernière ligne (faut-il dire au dernier vers ? Disons-le) du poème (faut-il dire « poème » ? disons-le) de la page 19.
9 – Je vais infliger à ce livre
Je vais infliger à ce livre un traitement voisin de celui que son auteur a fait subir à ceux de Xavier Bordes et de ses collègues. Voici ce qu’on lit page 14 :
je je
passe à côté de moi-même
une ombre feuille agitée
sur un mur
un vent secoue
les dates
l’herbe et les choses dites
courent
par ce beau temps de temps
où courir où décourir
deviennent un même immobile
nous y prenons un repos
le temps de nous tenir et
retenir
J’ai souligné et italisé les adjectifs (qui tentent d’échapper à la fatalité « adjectiveuse »). Meschonnic imagine qu’il « suffit de nommer pour croire que la chose est là, variété naïve du réalisme. » Et les clichés ? Ils prolifèrent :
« … le monde / a fait encore / un tour… » (p. 9)
« le cœur sur la main » (12)
« à toucher du doigt » (15),
« le regard / brouillé… de larmes » (25)
« comme les vagues de la mer / nous revenons… » (26)
etc. etc. ; Il faudrait tout citer. Je cite : « il en faut, sinon vous croiriez que je rêve. »
Partout on voit, « l’envahissement par le narratif, le descriptif : »
« des bruits un chariot des murs /défilent » (p. 16) ; et
« la facilité du nommer comme erreur pathétique : adorer le signe en croyant adorer la poésie » (pardon : il faudrait mettre ici « le poème »)
(p. 18) « une argile brisée »,
« des pierres dressées » (22)
« ton visage » (85),
etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc. etc.
On frémit à l’idée de que Dupuis et Cotonet, ces autorités souveraines auraient pu faire des sonnets des Chimères, s’ils s’étaient avisés de les traiter méchonniquement : « La connais-tu, DAFNE, cette ancienne romance, / Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs, / Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants, / cette chanson d’amour (sic) qui toujours recommence ? / » (Nerval n’a pas écrit « sic » (le vers aurait été faux). J’emploie simplement le système meschonicien de l’insertion dénigrante, utilisée, plus loin, par Meschonnic, contre Jean-Jacques Viton).
10 – Chez Philippe Delaveau,
Chez Philippe Delaveau, on apprend (c’est bien utile pour la « démonstration ») que « les verbes rejoignent les adjectifs, soit parce qu’ils sont recherchés (mendie), soit parce qu’ils sont, inversement, des clichés (la nuit tombe) ». Or, pareillement, un peu partout, chez Meschonnic, (p. 73) « les douleurs… coulent » (pour le coup, dans le recherché, il surpasse largement Delaveau qui avait seulement mis « Mendie le passage ».)
Puis, dans le même poème, « entre nos doigts comme on souffle / pour avoir chaud ».
11 – Un honorable ecclésiastique, autrefois,
Un honorable ecclésiastique, autrefois, se piquant de critique de poésie, avait été choqué de rencontrer de mauvais vers (des vers qu’il jugeait, lui, mauvais) dans Recueillement de Baudelaire (« Sois-sage, ô ma douleur,…) et estimait qu’on devrait imprimer les vers en différentes couleurs : rouge pour les beaux vers, bleu pour les moins beaux, jaune pour les médiocres (ou quelque chose d’approchant). C’est sans doute pour des raisons d’économie que l’éditeur a refusé à Henri Meschonnic l’emploi de cette excellente idée, qui lui aurait été bien utile pour rendre encore plus éclatantes à nos yeux les fautes de Xavier Bordes et de ses co-accusés. On ne peut que le regretter. (J’aurais dû écrire « condisciples » ? on sent que le « professeur émérite » Meschonnic brûle de retrouver des copies d’examen à sanctionner, avec la sévérité qui s’impose, étant donné le niveau déplorable des étudiants et poètes d’aujourd’hui).
12 – La culpabilité du même Delaveau est encore accentuée
La culpabilité du même Delaveau est encore accentuée par le fait, impardonnable on l’avouera, qu’il met des capitales à l’initiale des vers : « souvenir et signal de la poésie-vers ». Meschonnic, lui, ne met pas de majuscules à l’initiale de ses, faut-il dire ?, vers. Mais supprimer les majuscules initiales n’est pas moins « souvenir et signal de la poésie-vers » que d’en mettre ; simplement, il s’agit d’un souvenir et signal d’un autre moment dans l’histoire de la poésie : celui des décadents et symbolistes des années 1880. (Sans oublier certaines pratiques plus récentes, des années cinquante du vingtième siècle, par exemple). Meschonnic, d’ailleurs, imitant les Surréalistes qui, refusant le vers compté et rimé, prenaient soin de ne jamais compter et jamais rimer, ne met aucune majuscule dans ses poèmes.
13 – PARENTHÈSE, OU RÉCRÉATION (on y a bien droit !)
extrait de la revue – Le Décadent (15-30 décembre 1888)
Mon cher Baju,
Établissons d’abord les faits pour vos lecteurs. M. Henry Fouquier ayant mis en doute, dans un article de l’Écho de Paris, l’authenticité du sonnet publié, sous la signature du Général Boulanger, dans votre numéro du 15-30 novembre, vous m’avez prié de me rendre chez le général, et de lui demander si l’ami, cependant si sûr, qui vous avait communiqué cette œuvre, n’avait pas mystifié le public. Quoique l’éventualité d’une semblable interview ne soit pas prévue dans notre traité, je n’ai pas hésité à vous obliger, et, avec trois amis – trois témoins, – MM Paul Roinard, Edouard Dubus et Albert Aurier, je me suis transporté chez le général. Non seulement je ne répudie pas cette fantaisie, nous a dit ce dernier ; mais je vous avouerai même qu’elle est déjà ancienne. Si je n’avais été soldat, j’aurais voulu être poète ; et si j’avais été poète, je me serais rallié à l’école « philosophique- instrumentiste ». Je m’en suis procuré un fascicule, et, après de consciencieux essai, j’ai commis un sonnet que Mr Ghil ne désavouerait pas, j’espère… ». Pressé de nous le communiquer, le général, après quelques façons, se décida. On peut juger par l’aspect typographique du sonnet, publié ci-dessous, si la disposition singulière de certains caractères d’écriture dut nous déconcerter d’abord. – Mon Dieu ! Oui, nous dit le général, je trouve que ces messieurs ne poussent pas leur réforme jusqu’à leurs conséquences logiques. Ils ont aboli la majuscule en début des vers, et ils ont bien fait ; mais ils auraient dû comprendre qu’il y fallait une compensation ! Et alors, quoi de plus naturel que de la supprimer aussi dans les noms prétendument propres, et de la placer à la rime, dont elle accentue le et prolonge la valeur ? Sans compter que le grand public aurait vu là une tentative de conciliation dont il leur aurait su gré. D’autre part, la suppression des majuscules entraînant des confusions quand on passe d’un vers à l’autre, j’ai jugé nécessaire de placer, en tête de chacun, le signe terminal du précédent… En ce qui concerne les T, invariables, je n’ai fait que me conformer à l’une des plus chères habitudes de M. René Ghil. Enfin, je ne m’appesantirai pas sur l’orchestration du sonnet : ce serait abuser de votre temps. Je regretterai seulement qu’on ne puisse imprimer les vers philosophico-instrumentalistes en polychromie : les a en noir, les e en blanc, les i en bleu, les o en rouge, les u en jaune. Vous auriez vu que mon sonnet est coloré patriotiquement, et que le jaune même n’y manque pas, ce qui était indiqué pour un sonnet nuptial… le général, si bien comparé un jour par vous à l’empereur-artiste Néron, et je me permettrai d’attirer votre attention sur la suggestivité toute soldatesque, si bien appropriée à un épithalame, des rimes lorsqu’on les isole avec leur consonne ou syllabe d’appui… Louis-Pilate de Brinn’ Gaubart
SonnetT nupTial, philosophiquemenT instrumenTé
(pour Trombone à coulisse, peTiTe flûTe et biniou)
emmi la glycinale idylle du balcoN
, la lune a vu plus d’une illusoire rapinE,
, donT la Pâle a rosi, comme la neige alpinE
aux baisers du ménéTrier de l’hélicoN
. elle rêve, au secreT de son albe âme, qu’oN
doit s’incliner devers l’amour en aubépinE
, fuir les bilaTéraux riTes de proserpinE
, eT périculoser le gué du rubicoN
. mais, furibond comme un faune qu’une nymphe ouTrE
, son désir, ébranlanT le brun seuil, Triomphe ouTre
: ô désastre de lys jusque lors invaincU
! son pourpre honneur avec éros Tombe morT quiTTe
: maculé, le loTos de gueules de l’écU
! vide, son cœur, chimborazo qu’un condor qquiTTe !
! général boulanger
En appliquant la règle boulangérienne au poème meschonnicien déjà cité, on aurait, et ce serait bien beau, n’est-ce pas ?
je jE
passe à côté de moi-mêmE
une ombre feuille agitéE
sur un muR
un vent secouE les dateS
l’herbe et les choses diteS
courenT
par ce beau temps de tempS
où courir où découriR
deviennent un même immobilE
nous y prenons un repoS
le temp de nous tenir eT
reteniR
Le manque des couleurs se fait cruellement sentir, n’est-ce pas ?
14 – Les adjectifs et les clichés
Les adjectifs et les clichés (Meschonnic dixit ; c’est fou ce que ces éléments de la langue ont de puissance), sont chez Charles Julie « dans le climat du pathétique, et l’apparence du minimalisme en poésie, donc au plus près de son essence, fiduciairement »
(Meschonnic est, lui, dans «&