Fabula.org, 13 janvier 2008, par Mathieu Dosse

La traduction et le signe

Paru en 1999, Poétique du traduire, premier livre d’Henri Meschonnic entièrement consacré à la traduction, retrace près de trente ans d’expérience, de pensée, de critique et de pratique de la traduction. Nous y assistons, réjouis, à la destruction des plus vieux et tenaces lieux communs qui accompagnent traditionnellement la pensée de la traduction (l’opposition sourcier/cibliste, la fidélité, la transparence, l’effacement du traducteur, l’idée de passage, l’interprétation, l’humilité du traducteur…). Ce livre, qu’on lit d’une traite, est un formidable point de départ à qui n’a pas encore été introduit à la pensée meschonnicienne car celle-ci y gagne, grâce à la traduction, une concrétisation inégalée. Cette fonction de concrétisation est du reste immanente au rôle heuristique de la traduction mis en avant par Meschonnic. La traduction est révélatrice des enjeux du langage dans la mesure où elle met à nu la conception du langage du traducteur, sa conception de la littérature, de ce qu’est un langage littéraire. Elle met à nu la prédominance du signe. Ce rôle de la traduction, unique, de révélateur de la pensée du langage et de la littérature, est la clef de voûte du travail entrepris dans Poétique du traduire. Huit ans après, Éthique et politique du traduire revient sur le sujet et replace la traduction dans une problématique plus étroitement meschonnicienne.

Ce livre peut-il être lu indépendamment du précédent ? Dans Poétique du traduire nous lisions déjà ceci :

« Ce livre n’a pu être pensé que comme une partie d’un travail d’ensemble, qui va de Pour la poétique à Critique du rythme, à Politique du rythmepolitique du sujet et à De la langue française. On se tromperait lourdement sur la poétique, et sur ce que c’est que traduire, si on s’imaginait qu’on pourrait lire un livre sur la traduction, tel que je l’ai écrit, séparément des autres, et sans les connaître. C’est Hugo qui parle du « lecteur pensif ». Réfléchir sur la traduction veut un lecteur pensif. Lecteur pressé, s’abstenir. Mais s’abstenir alors aussi de comprendre quoi que ce soit au langage, dont même le lecteur pressé est composé tout entier. Est-ce supportable ? » (p. 11)

Éthique et politique du traduire, dixit l’auteur, « prend la suite de Poétique du traduire ». Nous voilà prévenus. Ce serait en effet une erreur de croire qu’on pourrait lire ce livre sans avoir lu le précédent, tant Éthique et politique du traduire suppose un cheminement entrepris auparavant, et sans lequel le lecteur pourrait avoir l’impression de passer sans cesse à côté de quelque chose. Ainsi, les exemples de traduction sont rares, et proviennent exclusivement de la Bible (ils abondaient dansPoétique du traduire, en plusieurs langues et plusieurs genres). L’emprunt ou la critique de pensées externes est lui aussi très limité (un grand chapitre sur Humboldt, entre autre, occupait une place centrale dans Poétique du traduire). Enfin, le rôle auxiliaire de la traduction (comme révélateur de la pensée du langage) apparaît ici de façon plus explicite, moins subtile (et le livre décevra certainement ceux qui y cherchent toute forme de traductologie). On pourrait croire que, après s’être ouvert dans Poétique du traduire, Meschonnic se referme à nouveau sur lui-même et ses thèmes habituels. Impression de lecture compréhensible mais injustifiée, car la force de Éthique et politique du traduire est précisément celle de retravailler, avec des conceptualisations explorées ailleurs, la traduction. Dépourvus d’introduction et de conclusion, les seize chapitres ne suivent pas un raisonnement logique mais travaillent chacun une notion particulière (l’éthique, le rythme, le politique, la Bible, …) avec pour fond commun, la critique du signe.

C’est en effet à une croisade contre le signe que nous sommes invités. Ennemi principal de la pensée du langage (et donc de la traduction, ou de la « bonne traduction », celle qui transforme le traduire), le signe est pourtant le paradigme indiscuté de notre conception du langage. Le signe, au sens des linguistes, suppose un dualisme interne au mot, une séparation nette entre le contenu et la forme, le sens et le son. Résulte de cette séparation une série de dualismes, dont une manière de traduire, ou de penser la traduction. Dans le rapport entre signifiant et signifié, ce dernier est souvent gagnant lorsqu’il s’agit de traduire. C’est en effet, suivant les traductions les plus courantes, l’esprit(le sens) qui est privilégié, au détriment de la lettre (la forme). Mais là où Meschonnic surprend et innove, c’est qu’il parvient à échapper à la séculaire opposition, ne se rangeant ni d’un côté ni de l’autre. Jean-René Ladmiral, parmi d’autres, le classant du côté de la lettre1, ne lui a pas d’ailleurs rendu justice. Car ne pas concevoir la traduction suivant la logique dualiste (et en apparence si évidente) du signe implique de penser autrement ; de repenser le traduire, de trouver de nouvelles formes. Il faut regarder les traductions de la Bible faites par Meschonnic pour comprendre à quel point il est possible de traduire autrement, à quel point la liberté du traducteur est encore aujourd’hui sous-estimée.

La critique du signe, chez Meschonnic, n’a nul caractère anecdotique. Si elle peut paraître redondante par moments, c’est que l’issue du combat est vitale.

« Je ne définis pas l’éthique comme une responsabilité sociale, mais comme la recherche d’un sujet qui s’efforce de se constituer comme sujet par son activité, mais une activité telle qu’est sujet celui par qui un autre est sujet. Et en ce sens, comme être de langage, ce sujet est inséparablement éthique et poétique. C’est dans la mesure de cette solidarité que l’éthique du langage concerne tous les êtres de langage, citoyens de l’humanité, et c’est en quoi l’éthique est politique.

La poétique est aussi une éthique, puisqu’un poème est un acte éthique car il transforme le sujet, celui qui écrit et celui qui lit. Par quoi il transforme aussi tous les autres sujets, du sujet philosophique au sujet freudien. » (p. 8)

L’éthique ainsi définie, l’insuffisance de la déontologie, dans laquelle Antony Pym2 s’égare, apparaît comme évidente. Axée sur le traducteur, au détriment de l’acte de traduction (et omettant par conséquent le lecteur)  « l’éthique » de Pym avait vite montré ses limites. Les critiques négatives ont d’ailleurs été nombreuses. L’analyse détaillée qu’en fait Meschonnic souligne l’ineptie de l’approche déontologique de Pym ; mais la confrontation de deux pensées si radicalement opposées (et à des niveaux d’élaboration si différents) n’a pas une valeur heuristique très grande. On ne peut que regretter que Meschonnic n’ait opté pour une confrontation directe avec Berman (qu’il cite brièvement), dont l’éthique de la traduction est l’un des thèmes principaux — bien que, là encore, en regard de la définition meschonnicienne d’éthique, le résultat, l’incompatibilité entre les deux approches, soit connu d’avance. L’éthique de la traduction, pour Meschonnic, est en effet indissociable de sa théorie de la poétique dans laquelle le poème joue un rôle déterminant (parpoème, il faut entendre  une transformation d’une forme de vie par une forme de langage et vice versa ; un rapport d’interaction entre le langage et la vie). Réfutant la notion traditionnelle de la littérature comme « écart », le poéticien brise l’opposition entre le langage et la vie (opposition traditionnelle opérée par la tradition philosophique, mais également par la tradition littéraire, dont les théories de la traduction sont tributaires). Le poème et la traduction du poème n’ont de valeur que s’ils agissent, que s’ils transforment le langage. Ce faisant ils transforment également la vie, la conception de celle-ci. C’est la part éthique du poème : il a un réel pouvoir de transformation. En ce sens, traduire est un acte éthique, qui transforme, s’il produit un poème, le lecteur — et donc la société. Enfin, la traduction est également un acte éthique parce qu’elle court-circuite l’opposition entre identité et altérité et montre que l’identité ne vient que par l’altérité.

Poétique, éthique et politique. Les trois concepts participent d’une théorie d’ensemble du langage dans laquelle la traduction joue un rôle important, sinon déterminant. Dans Politique du rythme, Politique du sujet (Verdier, 1995) Meschonnic avait déjà démontré l’existence d’une paradigmatique du signe. Le modèle linguistique (dans lequel le signifiant s’efface au profit du signifié) se reproduit de manière homologique dans d’autres paradigmes, comme le paradigme anthropologique (le rapport entre la voix et l’écrit, où le dernier efface la première), le paradigme philosophique (l’opposition entre les mots et les choses), le paradigme social (le rapport entre individu et société), le paradigme politique (l’opposition entre minorité et majorité), le paradigme théologique (dans lequel le nouveau testament donne le sens à l’ancien, dans un rapport semblable à celui du signifié et du signifiant. Et les traductions courantes de l’ancien testament sont faites après la lecture du nouveau).

Cette paradigmatique du signe montre à quel point il est, politiquement, préjudiciable à l’individu, qu’il escamote. Mais la cohérence forte du signe fait que l’on ne s’en aperçoit pas. C’est pourquoi Meschonnic appelle de ses vœux la construction d’une contre-cohérence à la cohérence du signe. Or, la difficulté de concevoir, dans le signe (car y étant, et étant fait de lui, on ne peut y échapper), une autre conception du langage est manifeste. La traduction joue là encore un rôle de premier plan, car c’est en confrontant des cultures différentes que l’on peut pressentir que le signe, qui a toute l’apparence de la nature même du langage, n’est qu’une représentation. Or, comme toute représentation, celle-ci est historique, culturelle, située et limitée. Malgré l’impossibilité de sortir du signe, on peut en repérer les limites et conceptualiser un autre modèle culturel où l’on penserait non plus le discontinu du signe, mais le continu. C’est-à-dire qu’au lieu de penser le langage en terme de forme et de sens, et par conséquent la traduction en termes de lettre et d’esprit, il est possible de penser « le continu entre le corps et le langage, le continu rythme, syntaxe, prosodie ». Le rythme qui est  « l’organisation du mouvement de la parole dans le langage » suivant la définition donnée par Meschonnic dans Critique du rythme, Anthropologie historique du langage (Verdier, 1982). Ou encore, au sens de Saussure, la parole : une initiative individuelle.

Le rôle éthique et politique de  la traduction, c’est, lorsqu’elle fait un poème, lorsqu’elle agit sur et par le sujet du poème, de transformer. Si le sujet du poème (« la subjectivation maximale, intégrale d’un discours ») transforme l’éthique, qui concerne tous les sujets, on travaille le politique, on intervient sur la pensée du politique, et sur la société. « Le poème contre le maintien de l’ordre » (p. 72) .

« Traduire ne peut plus être l’activité pensée dans le signe comme elle est pratiquée couramment. Tout ce qui précède était nécessaire préalablement pour situer et transformer le traduire, transformer la pensée du traduire, transformer les pratiques du traduire, transformer l’évaluation sociale et politique du traduire.

Autrement dit, plus que ce qu’un texte dit, c’est ce qu’il fait qui est à traduire ; plus que le sens, c’est la force, l’affect. » (p. 54)


À la question véritablement politique qui revient en force aujourd’hui, « Que peut la littérature ? », n’est-ce pas là une réponse envisageable ?

 

1. Cf. Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, « Tel », 1994, p. xv.

2. Cf. Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Artois Presses Université, Presses de l’Université d’Ottawa, 1997.