La Croix, 4 mars 2010, par Antoine Perraud
L’accordeur des lettres
Jean-Pierre Richard éclaire les textes sur lesquels il pose son regard libre, attentif, électrisant.
Savoir lire devient un luxe, s’en expliquer s’apparente à une grâce. L’universitaire et critique Jean-Pierre Richard, né en 1922, auteur d’une étude inoubliable, Poésie et Profondeur (1955), aime en ses vieux jours passer quelques écrits au tamis de sa curiosité. Il transmet alors le bien-être d’atteindre ce que cèlent les apparences. Cet homme entre dans la littérature comme dans un moulin ; il en ressort ses trouvailles en bandoulière.
Il distrait ainsi, chez la poétesse bien oubliée du XIXe siècle – parfois jugée geignarde par ceux qui l’ont lue –, Marceline Desbordes-Valmore, un vers à part :
« Les pigeons sans liens sous leur robe de soie. »
Il en dessine « la singularité émotionnelle », découvrant en ces neuf mots « l’activité d’une sorte de souplesse intime de la chair déliée ; une émancipation tendre, interne, énigmatique de l’épaisseur vivante y répondrait à la caresse externe, à toute la mollesse extatique et aléatoire de l’envol ».
Jean-Pierre Richard entend, dans « le biphone s, l » de « sans liens », le prénom Marceline. De même qu’il piste « la courbe » chez son contemporain Yves Bonnefoy, en suivant « l’allitération d’une grande traîne de labiales », sans oublier « la friction des f », à partir de ceci :
« Nous aimions que la fente dans le mur
Fût cet épi dont essaimaient des mondes. »
Une telle approche, avec ses découvertes inopinées, apparaît plus naturelle que la démarche du linguiste structuraliste Roman Jakobson qui, voilà une quarantaine d’années, déboulait dans Baudelaire avec la volonté de fer d’y dénicher, là où il fallait, un anagramme du mot spleen…
Chez Jean-Pierre Richard, nulle grille plaquée sur des textes cadenassés ainsi forcés, mais une intimité qui change de focale, pour devenir observation scrupuleuse et pourtant malicieuse. D’où une analyse jubilante de la pluie chez Claudel, dont voici explicité un majestueux lambeau : « Je médite le ton innombrable et neutre du psaume. » D’où une attraction généreuse qui le relie à des auteurs ultra-contemporains (Christophe Pradeau, Michel Jullien), comme naguère Marie Desplechin.
Jean-Pierre Richard livre le secret de son intelligence des œuvres en s’interrogeant sur la douceur chez un autre écrivain actuel, Stéphane Audeguy : « Comment effleurer les choses, comment être atteint, délicatement, par elles ? Comment les pénétrer sans les détruire, ou sans se détruire en elles ? »