Le Soir, 25 octobre 2000, par Pierre Mertens
Elle se rêve… Quoi ? La réalité !
Sur les derniers moments d’Anton Webern.
La musique creuse le ciel, disait superbement Baudelaire. Il peut donc sembler paradoxal de la paraphraser. En bonne logique, elle devrait interdire ou, au moins, décourager le commentaire. Tout attendre du silence pour la mettre en lumière…
Ce ne doit pas être la devise de l’écrivain autrichien Gert Jonke qui, de livre en livre, s’interroge sur l’acte musical comme clé, parmi quelques rares autres, de l’énigme du réel. Musique lointaine, L’École du virtuose, La Tête de George Frédéric Haendel prospectaient, déjà, de façon lancinante, ce territoire.
Dans La Mort d’Anton Webern, qui paraît chez Verdier, il y revient tout particulièrement. Mort entre toutes singulière et qui a de quoi fasciner. Le compositeur, qui fut le membre le plus radical de l’École de Vienne (où il rejoignit, en renonçant à la tonalité, Schönberg et Berg) fut abattu, sur une méprise, par un soldat américain de l’armée d’occupation, en 1945.
Dans son récit, l’écrivain médite sur cette mort, tant en se plaçant du point de vue de la victime que de celui de son meurtrier malgré lui, et qui mourut lui-même, dix ans après, dépressif, alcoolique et à moitié fou.
C’est, en fait, à une véritable rencontre métaphysique que Gert Jonke nous laisse assister. Comme si, pour accidentelle qu’elle pût apparaître, cette collision entre deux destins procédait, au fond, d’une logique supérieure…
Les trois coups de feu qui mirent fin à l’existence du musicien ne retentirent-ils pas comme trois notes musicales prêtant un sens définitif à celle-ci ? Un vieil homme est sorti d’un chalet pour allumer un cigare, une flamme jaillit… Effrayé, un soldat tire « en état de légitime défense ». À partir de là, le survivant est comme tombé à côté de sa propre vie, et ne s’en remettra plus.
Tandis que se clôture celle d’un artiste que son inventivité même avait condamné à la solitude et à la misère matérielle, voué qu’il fut pour s’en tirer à diriger des opérettes devant ce même public bourgeois qu’a si constamment stigmatisé Thomas Bernhard, le G.I. s’enfonce, rentré chez lui, outre-Atlantique, dans une sombre déréliction. Étrange passage de relais ! « Séparation déchirante », écrit Jonke. (Entre parenthèses, la scène tragique qui scelle deux destinées atteste aussi, singulièrement, l’absurdité foncière de la guerre.)
Il fallait, sans doute, être originaire de cette « Cacanie » que brocardait tant Musil pour divaguer aussi intelligemment à partir d’un événement historique…
Le grand Nathaniel Hawthorne disait que les individus sont exactement ajustés dans un système et chaque système parfaitement adapté à un autre : il ne serait sûrement pas demeuré indifférent au court roman de Gert Jonke. L’exil intérieur et le vagabondage spirituel que celui-ci prêtait au jeune héros de Musique lointaine annonçaient déjà ceux qu’il attribue à Webern, dans son opus ultime.
Dans les deux cas, le lecteur se laisse gagner par une magie qui emporte sa conviction. Il peut advenir que le rêve accède à la vérité…